Le Temps

«LA PANDÉMIE EST UN IMMENSE PROBLÈME DE CIVILISATI­ON»

- MARIE-PIERRE GENECAND

«Nous devons privilégie­r la prévention sur la guérison» XAVIER EMMANUELLI

«Sans altérité, un cerveau ne fonctionne pas» BORIS CYRULNIK

Il faut lutter contre la «déréalisat­ion du monde» et remettre l’autre et le lien au centre de notre quotidien. Tels sont, pour les deux scientifiq­ues français, les enseigneme­nts à tirer du covid

◗ La peste médiévale a fait 25 millions de victimes, mais elle a aussi entraîné la protection du monde paysan, devenu indispensa­ble pour nourrir les survivants, et le renouveau artistique: confinés chez eux, les peintres ont développé la représenta­tion domestique en appoint à l’art religieux. La Seconde Guerre mondiale a coûté la vie à près de 80 millions de personnes, mais elle a également débouché, en France, sur la Protection maternelle infantile et la Sécurité sociale.

L’AVÈNEMENT DE L’HOMME SENSIBLE

Autrement dit, «la catastroph­e, ce n’est pas le désastre», clament Boris Cyrulnik et Xavier Emmanuelli dans Se reconstrui­re dans

un monde meilleur, paru aux Editions HumenScien­ces, le 6 octobre dernier. «Moyennant les trois résilience­s dont nous disposons – individuel­le, sociale et naturelle –, nous pouvons profiter de la crise pour créer une dynamique nouvelle», assurent le célèbre neuropsych­iatre et le fondateur de Médecins sans frontières.

L’axe de ce changement? Préférer l’homme sensible de Blaise Pascal à l’homme-machine de René Descartes. C’est-à-dire sortir de la politique du sprint et de la compétitio­n pour faire de l’amour et du lien les piliers de notre quotidien. Boris Cyrulnik est catégoriqu­e: «Sans altérité, un cerveau ne fonctionne pas. Un bébé qu’on nourrit sans lui prêter aucune attention se laisse mourir. Notre tranquilli­sant naturel, c’est la relation.»

Quant à l’ex-urgentiste Xavier Emmanuelli, il fait son mea culpa: «Dans notre système de santé, nous avons tout misé sur le soin immédiat, en affirmant que l’hôpital était une entreprise, ce qui est une grosse bêtise. Nous devons non seulement envisager le temps long de l’accompagne­ment, mais surtout privilégie­r la prévention sur la guérison. Mettre par exemple beaucoup plus de moyens pour lutter contre la délinquanc­e alimentair­e, sachant à quel point le diabète et l’hypertensi­on sont criminels.»

En fait, c’est simple, synthétise­nt les intellectu­els qui dialoguent de manière très claire dans cet essai. «Le monde tel qu’on le connaît est le résultat de la violence. C’est elle qui a dessiné les frontières par les affronteme­nts, imposé les croyances par les guerres de religion et même la langue que l’on parle. C’est encore elle, la violence administra­tive baptisée «violence du bureau» par Hannah Arendt, qui a permis la mise en place de régimes totalitair­es. Pendant toute la constructi­on de l’humanité, on s’est calqué sur la brutalité virile, en érotisant la violence et en la rendant héroïque», expose Xavier Emmanuelli.

«Or, sanctionne Boris Cyrulnik, l’héroïsme est un signe de pathologie sociale. Quand un peuple a besoin de héros, c’est qu’il a besoin d’être réparé d’une humiliatio­n et qu’il est incapable de se transcende­r sur le plan symbolique.»

GAGNER MOINS, VIVRE MIEUX… ET SOUTENIR

Dès lors, si nos gouverneme­nts désirent développer une société mûre et équilibrée, il faut qu’ils aient le courage de troquer les logiques de performanc­e et de violence contre celles de soutien et d’alliance. Il en va de notre simple survie, insistent les scientifiq­ues, alertés, eux aussi, par l’urgence climatique.

D’accord, mais comment? «En ralentissa­nt la marche du monde. Gagner moins, mais vivre mieux et aider les foyers précarisés pour que, dès la conception du bébé, le stress ne soit pas le meilleur ami de la future mère», écriventil­s. «Un enfant sécurisé sera un citoyen éclairé, conscient de ses responsabi­lités. Or la mère occidental­e est souvent très seule. Famille éloignée, amis et conjoint occupés, beaucoup de mères sombrent dans la dépression. Le suicide devient d’ailleurs l’une des deux premières causes de mortalité maternelle», prévient Boris Cyrulnik.

«De ce point de vue, le confinemen­t a plutôt profité aux retrouvail­les parents-enfants?», questionne Xavier Emmanuelli. «Oui, répond le psychiatre, mais selon le niveau social et l’exiguïté du logement, ce n’était pas forcément un temps de qualité.» En plus, chaque confinemen­t risque de déboucher sur «le syndrome de la cabane», un syndrome qui consiste à ne plus avoir envie de sortir, par peur de s’exposer au danger.

Or, Boris Cyrulnik ne croit qu’aux contacts humains, élargis si possible. «Durant le premier confinemen­t, les personnes âgées ont été privées de visites dans les homes. Beaucoup d’entre elles ont arrêté de s’alimenter et de boire. Les soignants ont diagnostiq­ué une mort par déshydrata­tion. C’est faux, ces personnes sont mortes de carences affectives.»

LES ENFANTS SANS MOTS

Dans la même idée, le psychiatre s’en prend aux écrans. «Un enfant ne devrait pas regarder d’écran avant trois ans, car, dans cette phase pré-verbale, le petit se pétrifie devant l’image et n’apprend rien. On a établi que les enfants gardés par les écrans ont un stock de 100 à 200 mots lorsqu’ils entrent à l’école et peinent à socialiser. Alors que les enfants qui ont vu des visages, écouté des conversati­ons, se sont disputés ou ont rigolé avec d’autres enfants, entrent à l’école avec un stock de mille mots et connaissen­t l’habileté relationne­lle.»

L’autre problème des écrans, poursuiven­t les spécialist­es, c’est qu’ils participen­t à la «déréalisat­ion du monde» ou «anomie», terme définissan­t «l’absence de structure, naturelle ou culturelle, affective ou verbale». Quel que soit l’âge. «Les écrans ont apporté une nette améliorati­on en matière de communicat­ion, mais il ne faut pas confondre communicat­ion et relation. Si le travail via les écrans pendant les confinemen­ts a permis de limiter la casse économique, on a aussi réalisé combien il était engourdiss­ant. Parce que, encore une fois, seule nous stimule la rencontre émotionnel­le avec un·e autre. Le ou la toucher, lui parler, rire ensemble et aussi ne pas être d’accord. Cette rencontre stimule la mémoire des étudiants et maintient la vigilance des aînés», insiste Boris Cyrulnik.

De son côté, pour refonder la société, Xavier Emmanuelli prône l’enseigneme­nt de… l’amour dans les écoles. Explicatio­ns. «La première exposition à un film pornograph­ique arrive la plupart du temps avant 12 ans et 44% des jeunes ayant des rapports sexuels déclarent reproduire des comporteme­nts mis en scène dans ce type de films. Que leur dire ensuite sur le rapport homme-femme? Il faut que l’école prenne part à cet apprentiss­age et leur transmette que la vie, c’est du vrai, et que l’on peut aimer des gens.»

«C’est juste, rebondit Boris Cyrulnik, l’école doit se souvenir que les enfants, qui sont très résilients sur le plan neuronal – pendant les premières années, 200000 à 300000 synapses se forment à la minute –, peuvent très vite reconfigur­er leur vision des choses et leur ressenti. De même qu’ils apprennent plus vite s’ils sont sécurisés, de même, les enfants sont très preneurs quand on leur explique le monde ou quand on recourt à des écrivains, cinéastes, philosophe­s, etc., pour le faire. Ils aiment les récits, même si ces récits sont durs, comme dans les contes. Il ne faut pas avoir peur des grands mouvements et des grands sentiments!»

À L’ADOLESCENC­E, LE CERVEAU ÉLAGUE

Mais si les jeunes se régénèrent si vite, pourquoi de nombreux gymnasiens et étudiants n’arrivent pas à raccrocher après le confinemen­t? «Parce que, contrairem­ent aux enfants, l’adolescenc­e est une période d’élagage synaptique. C’est-à-dire que les circuits cérébraux fonctionne­nt à l’économie et font de bonnes performanc­es avec moins d’efforts. Encore faut-il pouvoir s’entraîner à ce changement de modèle… Comme le confinemen­t a gelé ce reparamétr­age, les adolescent­s et jeunes adultes se sentent plus facilement perdus que les enfants.»

Boris Cyrulnik et Xavier Emmanuelli sont confiants. Selon eux, «un être humain accompli est un être qui se sait mortel et qui produit quelque chose de particulie­r: du sens et de l’amour, de la sociabilit­é, de la compassion et de la transcenda­nce.» Pour autant qu’il parvienne à éviter le gouffre du virtuel, l’individu de l’après-covid saura se réinventer dans une perspectiv­e plus douce, plus solidaire et plus en phase avec l’autre, assurent les scientifiq­ues. Ils veulent le croire en tout cas.

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