Le Temps

MOHAMED MBOUGAR SARR, L’ÉCRITURE FACE AU RÉEL

- ISABELLE RÜF Signalons que ce livre est coédité à Paris et au Sénégal dans une maison fondée par Felwine Sarr et Boris B. Diop. L’auteur sera présent au Salon du livre de Genève.

Dédié au grand écrivain malien Yambo Ouologuem, «La Plus Secrète Mémoire des hommes» allie ironie et lyrisme dans une mise en abyme vertigineu­se très maîtrisée. Un roman retenu pour tous les grands prix littéraire­s

◗ Quand Mohamed Mbougar Sarr a reçu le Prix Kourouma pour son premier roman, Terre ceinte (Présence africaine, 2015), il incarnait, à 25 ans, «le jeune auteur africain dégoulinan­t de promesses» dont il s’amuse au début de La Plus Secrète Mémoire des hommes.

Depuis, il n’a pas chômé: trois romans et une flopée de prix plus tard, il n’a plus besoin d’endosser l’habit encombrant du bon élève de l’école française. Terre ceinte évoque le djihadisme dans le Sahel, Silence du choeur (Présence africaine, 2017) traite de l’accueil des migrants, De purs hommes (Philippe Rey, 2018) révèle la condition des homosexuel­s en Afrique de l’Ouest. Sans réduire ces ouvrages à leur thème, ils présentent tous trois une dimension sociale et politique.

UNE POÉTESSE DISPARUE

La Plus Secrète Mémoire des

hommes doit son titre à une superbe citation tirée des

Détectives sauvages de Roberto Bolaño. «Ce livre s’articule autour de la quête d’un groupe de jeunes romantique­s sur les traces d’une poétesse disparue. Je peux dire qu’il m’a affranchi et m’a autorisé à mettre la littératur­e au centre du roman. L’inventivit­é de la langue, l’humour, l’ironie de Bolaño m’ont donné le courage de me risquer sur ce territoire», dit l’auteur, contacté par téléphone. Avec succès, tant

La Plus Secrète Mémoire des

hommes, vibrant de foi dans le pouvoir des mots, très référentie­l, emporte dans sa complexité vertigineu­se.

LIVRE MYTHIQUE

La Plus Secrète Mémoire des

hommes est dédié à Yambo Ouologuem (1940-2017). En 1968, ce jeune auteur malien recevait le Prix Renaudot pour Le Devoir

de violence, un roman pamphlétai­re, volcanique, audacieux. Des accusation­s de plagiat ont brisé net la carrière de l’auteur. Après quelques tentatives malheureus­es, il s’est replié dans l’amertume et le silence. Réédité plusieurs fois, ce livre mythique a rencontré depuis une nouvelle fortune. Mbougar Sarr transpose le drame de Ouologuem trente ans plus tôt. En 1938, son héros, T. C. Elimane, connaît également la gloire et le discrédit pour Le

Labyrinthe de l’inhumain, dont nous ne lirons que la première phrase.

Blessé, l’auteur disparaît et le livre, retiré du commerce, devient un objet de fantasmes pour les jeunes auteurs africains. Parmi lesquels le narrateur, Diégane Latyr Faye. En 2018, ce jeune Sénégalais, auteur d’un roman vite oublié, mène à Paris une vie consacrée à la littératur­e. Pour lui, c’est une question incarnée qui met en jeu son existence. Quand il n’écrit ou ne lit pas, il passe ses soirées avec d’autres jeunes auteurs à s’interroger sur le sens de leur travail, sur l’engagement politique, sur le lieu d’où écrire et sur leur condition souvent humiliante d’écrivains africains auxquels on demande de l’exotisme, mais pas trop, une langue nouvelle, mais pas exagérémen­t non plus et «qui cherchent l’adoubement du milieu littéraire parisien».

«L’ARAIGNÉE-MÈRE»

Grâce à une rencontre de hasard avec une écrivaine africaine, Diégane Latyr Faye accède enfin au Labyrinthe de l’inhumain qui agit sur lui comme une révélation. «Moi aussi, j’ai cherché longtemps Le Devoir de violence, je l’ai lu d’abord dans une édition à laquelle il manquait des pages! C’est un livre essentiel, qui ouvre des espaces inexplorés, une mise en fiction de l’Histoire», dit Mbougar Sarr. Armé du livre d’Elimane, Diégane Latyr Faye part à la recherche de son auteur à travers les témoignage­s et les archives. Dans cette partie, très drôle, l’auteur pastiche la réception dans la presse de l’époque. Comme l’histoire se déroule pendant la période coloniale, le racisme s’y donne cours avec plus de liberté qu’en 1968, face à Ouologuem: joutes verbales entre la droite et la gauche, discours scientifiq­ue menteur pour confondre l’auteur de plagiat. D’ailleurs, comme maudits, ces critiques connaîtron­t tous une fin tragique, réjouissan­te mais inquiétant­e pour notre profession!

ANIMISME POÉTIQUE

Dès lors, le roman s’élargit en récits enchâssés qui cernent la figure absente d’Elimane, en allers et retours dans le temps. Après une initiation érotique brutale, la célèbre écrivaine africaine, «l’Araignée-mère», ouvre au jeune auteur l’univers d’où est issu, comme elle, l’auteur mythique du Labyrinthe

de l’inhumain. Ce retour sur une Afrique rurale, imprégnée de forces surnaturel­les, prise entre le désir d’assimilati­on au modèle colonial et la résistance du mode de vie traditionn­el, se déroule comme une vision, troublante de vérité.

Le temps et l’espace, les vivants et les morts s’y trouvent convoqués à travers les proches d’Elimane et l’ombre de sa mère. Ces évocations répétées d’un monde surréel n’ont rien de décoratif: pour Mbougar Sarr, «c’est une dimension très présente dans l’imaginaire profond de ma culture, admise naturellem­ent. Cet animisme méprisé est inscrit en moi. Littéraire­ment, il a une valeur poétique et donne de la profondeur au réel. J’appartiens à une fratrie de sept garçons dont l’imaginaire a été formé par les contes, les jeux de langue, les récitation­s de ma mère et des grands-mères, tantes, cousines, c’est pourquoi le récit est souvent porté par des femmes.»

Puis le récit s’éloigne de l’Afrique pour s’élargir à l’histoire du début du XXe siècle. On suit Elimane sur les vestiges de la Grande Guerre à la recherche des traces de son père, qui a choisi de s’engager pour la France. On le retrouve ensuite en Argentine où, libéré de son image de colonisé, il est fêté comme un pair par le milieu littéraire – les soeurs Ocampo, Ernesto Sabato et Gombrowicz. On comprendra plus tard les vraies raisons de ce séjour en Amérique latine, elles ont à voir avec les sombres heures de l’Occupation. Fallait-il ce détour dans un livre déjà débordant? «Dans ce contexte, il me semblait impossible de faire l’impasse sur le nazisme et ses conséquenc­es.»

La Plus Secrète Mémoire des hommes s’achève au Sénégal. Toujours en quête de son héros, Diégane Faye arrive à Dakar au milieu des manifestat­ions étudiantes de 2018. La question de l’engagement se pose à lui de manière frontale. Dans une longue lettre, son camarade congolais Musimbwa lui dit qu’il se retire du microcosme littéraire pour entreprend­re une action collective, dans son pays. Faye, lui, choisit de boucler sa quête d’Elimane. Qui a raison? A ce tournant de sa vie, en pleine maîtrise de ses moyens littéraire­s, Mbougar Sarr ne donne pas de réponse. La puissance narrative de La Plus Secrète

Mémoire des hommes, son lyrisme et sa drôlerie, sa générosité jusque dans ses excès de foisonneme­nt, parlent pour sa destinée d’écrivain, où que ce soit.

«L’animisme a une valeur poétique et donne de la profondeur au réel» MOHAMED MBOUGAR SARR

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(JOEL SAGET/AFP) Le romancier Mohamed Mbougar Sarr est né à Dakar en 1990.
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Titre | La Plus Secrète Mémoire des hommes Editions | Philippe Rey/
Jimsaan Pages | 462
Genre | Roman Auteur | Mohamed Mbougar Sarr Titre | La Plus Secrète Mémoire des hommes Editions | Philippe Rey/ Jimsaan Pages | 462

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