Le Temps

FALLAIT-IL SUPPRIMER «FAUT PAS CROIRE», L’ÉMISSION DE LA RTS?

- GAUTHIER AMBRUS La Maison Rousseau et Littératur­e organise une table ronde sur «Les religions de Rousseau» à Genève, le 19 octobre à 12h15. www.m-r-l.ch Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en

Ne plus parler de religion dans l’espace public pourrait entraîner le risque d’un «retour du religieux» sous sa forme la plus irrationne­lle et délirante

◗ Il faut avouer que la suppressio­n programmée de Faut pas croire, l’émission que la RTS consacre au fait religieux, n’a pas créé beaucoup de remous. On peut s’interroger sur la pertinence de continuer à offrir une précieuse plage horaire du service public pour discuter des religions, et de leurs états d’âme. N’en avons-nous pas entendu parler à satiété?

DIEU ET LES ENFANTS

Ces heures de débats ont-elles réussi à ouvrir les esprits à une spirituali­té digne de ce nom, à faire reculer les intégrisme­s et communier les cultures? Si la réponse est négative, alors elles sont juste bonnes à jeter aux oubliettes de l’Histoire. Rousseau mettait en garde contre les risques auxquels on expose les enfants en leur parlant trop tôt de Dieu ou de l’au-delà, notions bien abstraites qu’ils sont incapables de comprendre et qui risquent de graver dans leur esprit une série d’absurdités: la religion est le domaine par excellence de l’opinion, et qui voudrait renoncer à la sienne? C’est pourquoi il préconise d’aborder le sujet une fois que la raison sera formée, soit pas avant 18 ans.

On sera dès lors capable de choisir en toute sérénité et autonomie la foi qui nous semblera préférable à l’aune des valeurs fondamenta­les selon la nature. Mais Rousseau parle ici d’une situation idéale. Si l’on applique ce raisonneme­nt à l’immense majorité des cas, le meilleur moyen de ne pas trahir le divin, c’est de le laisser tranquille.

Un autre philosophe a pourtant essayé par la suite de définir ce qui peut se dire de la religion «dans les limites de la simple raison». Il s’agit de Kant. Pour lui également, la morale prime le religieux, qui n’est d’aucune utilité pour connaître et remplir nos devoirs. Il n’empêche que la religion fait retour comme une question lancinante, parce que nous avons besoin d’un principe d’espérance. Cette religion sera celle de la raison pratique. Elle fera fi des miracles et des superstiti­ons qui ternissent les religions traditionn­elles et qui ne sont pas dignes d’une humanité en pleine possession de sa maturité.

Et pourtant, Kant ne renonce pas tout à fait au dialogue avec les cultes historique­s. A ses yeux, l’homme n’est pas une pure intériorit­é solitaire, il se meut au sein de groupes qui ont une foi constituée. Il faudra donc ramener progressiv­ement ces différents cultes à une religion universell­e et conforme à la raison. Avec sa croyance un peu naïve en un progrès des peuples vers une religion assainie, l’approche de Kant permet, par ricochet, de mieux comprendre la facilité du «retour du religieux» sous sa forme irrationne­lle auquel nous assistons aujourd’hui, y compris sous des versions non confession­nelles (complotism­e, mouvements «antivax», «woke», etc.).

DÉLIRE DE LA RAISON

Lorsque les fois se dissolvent, c’est souvent un «délire de la raison» qui les remplace. Faudrait-il donc donner raison à Rousseau et estimer que l’humanité est décidément trop immature pour certains sujets? Pas sûr, car Kant fournit de bons motifs pour continuer envers et contre tout à parler du religieux – et donc avec lui. C’est le cas lorsqu’il décrit le dialogue critique de la philosophi­e et des religions comme une tâche appelée à se poursuivre et à se parfaire à l’infini. Peut-être le philosophe s’était-il dissimulé la complexité du problème, sous-estimant la propension de l’esprit humain à s’inventer de nouvelles oeillères. Voilà qui mérite bien qu’on y pense une demi-heure par semaine.

«Quelle a été l’époque la meilleure dans toute l’histoire de l’Eglise […]: c’est l’époque actuelle, en ce sens qu’on peut laisser se développer de plus en plus librement le germe de la vraie foi religieuse.» (KANT, «LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA SIMPLE RAISON», VRIN, 1994)

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