L’HOMME QUI ATTEND
Dans «Le Gros Poète», roman publié en 1994 en allemand et traduit aujourd’hui en français, le Suisse Matthias Zschokke décape nos vanités par l’absurde et la drôlerie
◗ Le «gros poète» est misanthrope. S’il reçoit des amis, c’est pour les oublier aussitôt, une fois qu’ils sont partis. Il préfère, comme le disait Gainsbourg, inspiré par Picabia: «Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve.» Pourtant, il est tout de suite sympathique au lecteur, qui reconnaît en lui un frère. Le gros poète s’observe, s’écoute (sa santé est «parfaite», mais il ne parvient plus à dormir, par ennui, et surtout parce qu’il a peur de mourir).
Il vit à Berlin, fréquente un être (peut-être imaginaire) qu’il appelle «chaton» et auquel il raconte des histoires «drôles». Il dîne régulièrement au restaurant, puis se retranche et n’ouvre plus sa porte. «Pourvu que mes amis ne me cherchent pas. Je n’ai pas d’amis», semblet-il réaliser dans un sursaut.
Sa sagesse lui impose de ne rien faire; attendre, dans des pièces silencieuses, la mort qui le saisira tôt ou tard. Car rien ne sert de «trépigner» comme tout le monde: «C’est beau d’attendre. On y parvient parfois dans les halls d’hôtel.» Pour atténuer sa peur de la mort, le gros poète écrit un roman sur Berlin. Son principal souci et qu’il ne s’y passe rien, «rien que l’écrasante banalité». Celle de la vie, qui n’a, justement, rien de banal. Berlin, cette «jument de Babylone»? Le gros poète s’en débarrasse en une phrase: «Berlin n’existe pas.»
On pense à Beckett (même si ses personnages, comme Malone, sont dans un état de déliquescence plus avancé). A l’humour anglais et absurde du Jour
nal d’un homme sans importance, de George et Weedon Grossmith, republié par Noir sur Blanc il y a peu. Ou au célèbre Oblomov de Gontcharov. Mais ce Gros
Poète n’a rien d’un exercice de style, c’est un witz tragique, merveilleusement écrit et tenu, qui fait rire et pleurer.
PUNK ET ANARCHISTE
Sous ses couverts de mélancolie douce-amère, sous son snobisme feint, il est en réalité punk et anarchiste. Subversif, il dégomme toutes les vanités humaines de productivité ou d’accomplissement. Seuls comptent nos petits arrangements, touchant aux larmes, pour échapper à la pensée de la mort. Et la beauté, ces lumineux éclats issus du quotidien le plus «banal» (l’apparition d’un papillon sur le rebord d’une fenêtre).
La narration n’a, elle, rien d’ennuyeux. Joueuse, elle surprend, se dédouble, dérange, change de point de vue et de ton, devient vertigineuse et crée un climat fascinant de souvenirs et de rêves. Le Gros Poète a été publié en 1994. Matthias Zschokke, né à Berne en 1954, avait alors 40 ans. C’était avant qu’il reçoive le Prix Femina étranger pour Maurice à la poule, en 2009, et le Prix suisse de littérature 2013 pour L’Homme qui avait deux
yeux. Son écriture suit de peu la chute du mur de Berlin, ville où l’auteur s’est installé en 1980. Le Gros Poète est ainsi une réponse ironique à la tentation d’écrire un grand livre sur la ville réunifiée, qui fasse date. Il est aujourd’hui magnifiquement traduit de l’allemand par Isabelle Rüf, collaboratrice des pages «Livres» du
Temps, qui signe là sa quatrième traduction de l’écrivain bernois.