Les coûts cachés de la démondialisation
Le modèle de l’Asie en fabricant de produits pour le reste du monde a volé en éclats avec les pénuries créées par le covid. Les investisseurs se positionnent pour créer une nouvelle organisation de l’économie mondiale recherchant proximité, indépendance e
La pandémie de Covid-19 a certainement porté le coup de grâce à la mondialisation. Les pénuries qui entravent actuellement les économies occidentales montrent les limites de ce modèle d’organisation qui a assuré des décennies de prospérité, pour les pays riches et dans une certaine mesure pour les régions émergentes. Les Etats et les entreprises investissent déjà dans le monde d’après. Objectif: rapprocher la production et les consommateurs. Ce serait en quelque sorte la fin du «made in China» qui inonde la planète. Mais le «made in your village» apportera une autre série de problèmes.
Même si elle n’est pas encore très visible au quotidien, la démondialisation constitue un thème porteur sur le plan politique. Elle est supposée rapporter des emplois, notamment industriels, dans les pays développés qui ont largement sous-traité leur activité manufacturière à l’Asie. Bâtir de nouvelles usines en Europe et aux EtatsUnis bénéficiera au secteur des infrastructures et stimulera la croissance au sens large. Enfin, à deux semaines du début de la COP26 sur le climat, il est également espéré que la démondialisation viendra en aide à la planète, en supprimant une bonne partie des très polluants transports internationaux. Voilà pour la théorie.
En pratique, un emploi qui sera supprimé en Asie faute de commandes occidentales ne va pas générer un emploi en Occident, où le coût du travail reste beaucoup plus élevé. Les usines du renouveau industriel européen et américain devront être extrêmement efficaces pour être rentables. Peut-être davantage que les humains, les robots y seront omniprésents. Ça tombe bien, leur coût a chuté ces quinze dernières années, grâce au progrès technique.
Même avec les gains de productivité apportés par la technologie, ce qui sera produit localement restera plus cher que ce qui provient aujourd’hui encore d’Asie. Les entreprises occidentales risquent fort de voir leurs marges reculer, après des années de profits record grâce à leur accès à la main-d’oeuvre chinoise ou vietnamienne. Moins de profits, moins de croissance et donc probablement des marchés boursiers moins générateurs de performance pour nos avoirs de prévoyance. En parallèle, le pouvoir d’achat du consommateur occidental risque bien d’être rogné par cette inflation «fabriquée près de chez vous».
Deux notes d’espoir, néanmoins, pour conclure. Les surcoûts d’une fabrication en Occident pourraient être progressivement absorbés grâce à l’innovation. En outre, l’économie mondiale se réorganise aussi à travers un mouvement de régionalisation, par lequel des pays proches s’entendent pour développer leurs affaires en bénéficiant des avantages des uns et des autres. Comme des mini-mondialisations, moins étendues donc moins fragiles et moins polluantes. Une telle configuration n’aidera certainement pas à répondre à des problématiques globales comme de futures pandémies. L’économie démondialisée serait plus résiliente; pas sûr qu’elle soit plus juste et plus prospère. Et tous ces éléments militant pour une démondialisation heureuse restent encore largement, eux aussi, du domaine de la théorie.
Le pouvoir d’achat du consommateur occidental risque bien d’être rogné
C’est à cause d’elle qu’Apple produira 80 millions d’iPhone 13 au quatrième trimestre, et pas 90. Que le FMI a abaissé sa prévision de croissance mondiale pour 2021, à 5,9%. Et que le Salon de l’auto de Genève a été annulé. Elle, c’est la panne de la mondialisation, provoquée par la pandémie de covid, qui a créé des ruptures d’approvisionnement dans les pays occidentaux. En réaction, les entreprises des régions sont engagées dans un mouvement de démondialisation, qui vise à recréer des capacités de production à proximité des consommateurs. Cette réindustrialisation des pays développés, encore peu visible au quotidien, offre déjà des opportunités d’investissement considérables.
La pandémie a fait exploser l’équilibre qu’avait trouvé l’économie mondiale depuis des décennies. Les entreprises occidentales avaient accès à une main-d’oeuvre bon marché en Chine et dans le reste de l’Asie, où étaient fabriqués produits finis et composants appelés à être envoyés vers l’Europe et les Etats-Unis. Dans ce schéma, les pays producteurs engrangent des revenus et bénéficient progressivement de transferts de technologie, tandis que les pays développés reçoivent des produits bon marché, assurant pouvoir d’achat à leurs consommateurs et niveaux de marge élevés à leurs entreprises.
Ce système bien huilé a volé en éclats lorsque le covid a fermé les usines asiatiques puis ralenti leur redémarrage lorsque la demande occidentale s’est très rapidement redressée. Le virus a en réalité accéléré des tendances préexistantes. La Chine ne veut plus jouer le rôle d’usine du monde, préférant développer des activités à plus forte valeur ajoutée et la consommation domestique. Sur le plan stratégique, les EtatsUnis ne veulent plus transférer à leur grand rival des technologies de pointe qui peuvent trouver des applications militaires.
Investissements publics-privés
Ajoutons-y une guerre commerciale entre les deux premières économies de la planète, des tarifs douaniers tous azimuts, un Brexit porté par une volonté de protéger sa propre économie, une prise de conscience du coût écologique de la multiplication des échanges intercontinentaux et on obtient tous les ingrédients de la démondialisation.
Concrètement, «les entreprises occidentales vont devoir investir massivement pour ramener la production dans des lieux plus proches des consommateurs», observe Alexandre Tavazzi, stratège global chez Pictet Wealth Management. «Tout le secteur des infrastructures est concerné, car de nouvelles usines devront être construites, poursuit le spécialiste. Cela se traduit par des opportunités pour les investisseurs privés, qui pourront participer au financement, avec les Etats, de plans d’investissement dans le renouvelable, d’installation de câbles électriques pour augmenter le débit et répondre à l’électrification de la mobilité par exemple, ou encore financer le renouvellement d’infrastructures routières vieillissantes.» Les infrastructures génèrent un rendement bienvenu dans le contexte actuel de taux d’intérêt bas et la présence des gouvernements renforce la sécurité de ces placements.
Rôle central de la technologie
Ces tendances devraient soutenir la demande pour les produits et services d’entreprises suisses comme Holcim, Sika, Geberit ou Stadler Rail. Aux Etats-Unis, les enquêtes réalisées auprès des directeurs d’achat dans le secteur manufacturier donnent des indications quant aux secteurs qui bénéficieront de la relocalisation des chaînes de production, enchaîne Charles-Henry Monchau, responsable des investissements à la banque Syz. «Par exemple, les produits à base de métaux (boîtes de conserve, attaches, tuyaux, etc.), ce qui devrait profiter aux entreprises sidérurgiques américaines.»
Autre caractéristique de ce nouveau paysage industriel, «les nouvelles usines devront être très sophistiquées car les entreprises devront absolument réaliser des gains de productivité, afin de compenser le coût du travail plus élevé dans les pays développés», reprend Alexandre Tavazzi.
Le niveau de sophistication des futures usines profitera au secteur de l’automatisation, conviennent nos interlocuteurs. Avec pour bénéficiaires des entreprises américaines comme Eaton, Parker Hannifin, Fortive, Emerson Electric ou Rockwell Automation, selon une étude de Bank of America. Ou ABB et Schneider Electric en Europe, selon d’autres études.
Autre élément capital, la technologie a atteint un niveau de maturité inédit qui autorise davantage de proximité avec le client, estime Lars Kalbreier, responsable des investissements chez Edmond de Rothschild: «Le coût des robots industriels est passé de 70000 à 15000 dollars en quinze ans et l’intelligence artificielle qui les fait fonctionner est devenue beaucoup plus efficace et précise.»
Ces avancées permettent de répondre à des tendances moins visibles comme la rapide évolution des habitudes de consommation, poursuit le spécialiste: «Dans la mode, par exemple, les clients veulent des produits beaucoup plus rapidement. Le modèle où une entreprise prévoyait deux collections par an, commandées des mois en avance en Asie selon de complexes chaînes d’approvisionnement, est dépassé. La production doit être beaucoup plus réactive à ce qui se passe sur les réseaux sociaux, aux tendances mises en avant par les influenceurs.»
L’«ultra-fast fashion»
Illustration de cette adaptation, le groupe de textile Zara a partiellement relocalisé sa production, en Espagne pour le marché européen. Poussant la logique plus loin, le chinois Shein produit pratiquement en temps réel de petites séries, de l’ordre de 5000 pièces, après que ses algorithmes ont repéré ce qui est en vogue sur les réseaux. Autre exemple, la possibilité de se faire fabriquer une paire de jean’s sur mesure à partir d’une simple photo prise par smartphone, et pour un coût proche de celui d’une production au Bangladesh.
Edmond de Rothschild, qui a lancé en septembre une stratégie sur le thème de la démondialisation, a identifié trois secteurs qui devraient bénéficier de ce mouvement: la robotique et les technologies d’automatisation tout d’abord; les logiciels pour l’industrie et les semi-conducteurs ensuite, qui permettent de «nourrir» les robots; et enfin les sociétés de transport local. Ce thème est surtout joué à travers une quarantaine d’entreprises cotées et dans une moindre mesure à travers des investissements privés, en particulier pour la robotique.
■
«Les nouvelles usines en Europe et aux Etats-Unis devront être très sophistiquées car les sociétés devront absolument réaliser des gains de productivité pour compenser le coût plus élevé de la main-d’oeuvre» ALEXANDRE TAVAZZI, STRATÈGE GLOBAL CHEZ PICTET WEALTH MANAGEMENT