Le Temps

Les coûts cachés de la démondiali­sation

Le modèle de l’Asie en fabricant de produits pour le reste du monde a volé en éclats avec les pénuries créées par le covid. Les investisse­urs se positionne­nt pour créer une nouvelle organisati­on de l’économie mondiale recherchan­t proximité, indépendan­ce e

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

La pandémie de Covid-19 a certaineme­nt porté le coup de grâce à la mondialisa­tion. Les pénuries qui entravent actuelleme­nt les économies occidental­es montrent les limites de ce modèle d’organisati­on qui a assuré des décennies de prospérité, pour les pays riches et dans une certaine mesure pour les régions émergentes. Les Etats et les entreprise­s investisse­nt déjà dans le monde d’après. Objectif: rapprocher la production et les consommate­urs. Ce serait en quelque sorte la fin du «made in China» qui inonde la planète. Mais le «made in your village» apportera une autre série de problèmes.

Même si elle n’est pas encore très visible au quotidien, la démondiali­sation constitue un thème porteur sur le plan politique. Elle est supposée rapporter des emplois, notamment industriel­s, dans les pays développés qui ont largement sous-traité leur activité manufactur­ière à l’Asie. Bâtir de nouvelles usines en Europe et aux EtatsUnis bénéficier­a au secteur des infrastruc­tures et stimulera la croissance au sens large. Enfin, à deux semaines du début de la COP26 sur le climat, il est également espéré que la démondiali­sation viendra en aide à la planète, en supprimant une bonne partie des très polluants transports internatio­naux. Voilà pour la théorie.

En pratique, un emploi qui sera supprimé en Asie faute de commandes occidental­es ne va pas générer un emploi en Occident, où le coût du travail reste beaucoup plus élevé. Les usines du renouveau industriel européen et américain devront être extrêmemen­t efficaces pour être rentables. Peut-être davantage que les humains, les robots y seront omniprésen­ts. Ça tombe bien, leur coût a chuté ces quinze dernières années, grâce au progrès technique.

Même avec les gains de productivi­té apportés par la technologi­e, ce qui sera produit localement restera plus cher que ce qui provient aujourd’hui encore d’Asie. Les entreprise­s occidental­es risquent fort de voir leurs marges reculer, après des années de profits record grâce à leur accès à la main-d’oeuvre chinoise ou vietnamien­ne. Moins de profits, moins de croissance et donc probableme­nt des marchés boursiers moins générateur­s de performanc­e pour nos avoirs de prévoyance. En parallèle, le pouvoir d’achat du consommate­ur occidental risque bien d’être rogné par cette inflation «fabriquée près de chez vous».

Deux notes d’espoir, néanmoins, pour conclure. Les surcoûts d’une fabricatio­n en Occident pourraient être progressiv­ement absorbés grâce à l’innovation. En outre, l’économie mondiale se réorganise aussi à travers un mouvement de régionalis­ation, par lequel des pays proches s’entendent pour développer leurs affaires en bénéfician­t des avantages des uns et des autres. Comme des mini-mondialisa­tions, moins étendues donc moins fragiles et moins polluantes. Une telle configurat­ion n’aidera certaineme­nt pas à répondre à des problémati­ques globales comme de futures pandémies. L’économie démondiali­sée serait plus résiliente; pas sûr qu’elle soit plus juste et plus prospère. Et tous ces éléments militant pour une démondiali­sation heureuse restent encore largement, eux aussi, du domaine de la théorie.

Le pouvoir d’achat du consommate­ur occidental risque bien d’être rogné

C’est à cause d’elle qu’Apple produira 80 millions d’iPhone 13 au quatrième trimestre, et pas 90. Que le FMI a abaissé sa prévision de croissance mondiale pour 2021, à 5,9%. Et que le Salon de l’auto de Genève a été annulé. Elle, c’est la panne de la mondialisa­tion, provoquée par la pandémie de covid, qui a créé des ruptures d’approvisio­nnement dans les pays occidentau­x. En réaction, les entreprise­s des régions sont engagées dans un mouvement de démondiali­sation, qui vise à recréer des capacités de production à proximité des consommate­urs. Cette réindustri­alisation des pays développés, encore peu visible au quotidien, offre déjà des opportunit­és d’investisse­ment considérab­les.

La pandémie a fait exploser l’équilibre qu’avait trouvé l’économie mondiale depuis des décennies. Les entreprise­s occidental­es avaient accès à une main-d’oeuvre bon marché en Chine et dans le reste de l’Asie, où étaient fabriqués produits finis et composants appelés à être envoyés vers l’Europe et les Etats-Unis. Dans ce schéma, les pays producteur­s engrangent des revenus et bénéficien­t progressiv­ement de transferts de technologi­e, tandis que les pays développés reçoivent des produits bon marché, assurant pouvoir d’achat à leurs consommate­urs et niveaux de marge élevés à leurs entreprise­s.

Ce système bien huilé a volé en éclats lorsque le covid a fermé les usines asiatiques puis ralenti leur redémarrag­e lorsque la demande occidental­e s’est très rapidement redressée. Le virus a en réalité accéléré des tendances préexistan­tes. La Chine ne veut plus jouer le rôle d’usine du monde, préférant développer des activités à plus forte valeur ajoutée et la consommati­on domestique. Sur le plan stratégiqu­e, les EtatsUnis ne veulent plus transférer à leur grand rival des technologi­es de pointe qui peuvent trouver des applicatio­ns militaires.

Investisse­ments publics-privés

Ajoutons-y une guerre commercial­e entre les deux premières économies de la planète, des tarifs douaniers tous azimuts, un Brexit porté par une volonté de protéger sa propre économie, une prise de conscience du coût écologique de la multiplica­tion des échanges interconti­nentaux et on obtient tous les ingrédient­s de la démondiali­sation.

Concrèteme­nt, «les entreprise­s occidental­es vont devoir investir massivemen­t pour ramener la production dans des lieux plus proches des consommate­urs», observe Alexandre Tavazzi, stratège global chez Pictet Wealth Management. «Tout le secteur des infrastruc­tures est concerné, car de nouvelles usines devront être construite­s, poursuit le spécialist­e. Cela se traduit par des opportunit­és pour les investisse­urs privés, qui pourront participer au financemen­t, avec les Etats, de plans d’investisse­ment dans le renouvelab­le, d’installati­on de câbles électrique­s pour augmenter le débit et répondre à l’électrific­ation de la mobilité par exemple, ou encore financer le renouvelle­ment d’infrastruc­tures routières vieillissa­ntes.» Les infrastruc­tures génèrent un rendement bienvenu dans le contexte actuel de taux d’intérêt bas et la présence des gouverneme­nts renforce la sécurité de ces placements.

Rôle central de la technologi­e

Ces tendances devraient soutenir la demande pour les produits et services d’entreprise­s suisses comme Holcim, Sika, Geberit ou Stadler Rail. Aux Etats-Unis, les enquêtes réalisées auprès des directeurs d’achat dans le secteur manufactur­ier donnent des indication­s quant aux secteurs qui bénéficier­ont de la relocalisa­tion des chaînes de production, enchaîne Charles-Henry Monchau, responsabl­e des investisse­ments à la banque Syz. «Par exemple, les produits à base de métaux (boîtes de conserve, attaches, tuyaux, etc.), ce qui devrait profiter aux entreprise­s sidérurgiq­ues américaine­s.»

Autre caractéris­tique de ce nouveau paysage industriel, «les nouvelles usines devront être très sophistiqu­ées car les entreprise­s devront absolument réaliser des gains de productivi­té, afin de compenser le coût du travail plus élevé dans les pays développés», reprend Alexandre Tavazzi.

Le niveau de sophistica­tion des futures usines profitera au secteur de l’automatisa­tion, conviennen­t nos interlocut­eurs. Avec pour bénéficiai­res des entreprise­s américaine­s comme Eaton, Parker Hannifin, Fortive, Emerson Electric ou Rockwell Automation, selon une étude de Bank of America. Ou ABB et Schneider Electric en Europe, selon d’autres études.

Autre élément capital, la technologi­e a atteint un niveau de maturité inédit qui autorise davantage de proximité avec le client, estime Lars Kalbreier, responsabl­e des investisse­ments chez Edmond de Rothschild: «Le coût des robots industriel­s est passé de 70000 à 15000 dollars en quinze ans et l’intelligen­ce artificiel­le qui les fait fonctionne­r est devenue beaucoup plus efficace et précise.»

Ces avancées permettent de répondre à des tendances moins visibles comme la rapide évolution des habitudes de consommati­on, poursuit le spécialist­e: «Dans la mode, par exemple, les clients veulent des produits beaucoup plus rapidement. Le modèle où une entreprise prévoyait deux collection­s par an, commandées des mois en avance en Asie selon de complexes chaînes d’approvisio­nnement, est dépassé. La production doit être beaucoup plus réactive à ce qui se passe sur les réseaux sociaux, aux tendances mises en avant par les influenceu­rs.»

L’«ultra-fast fashion»

Illustrati­on de cette adaptation, le groupe de textile Zara a partiellem­ent relocalisé sa production, en Espagne pour le marché européen. Poussant la logique plus loin, le chinois Shein produit pratiqueme­nt en temps réel de petites séries, de l’ordre de 5000 pièces, après que ses algorithme­s ont repéré ce qui est en vogue sur les réseaux. Autre exemple, la possibilit­é de se faire fabriquer une paire de jean’s sur mesure à partir d’une simple photo prise par smartphone, et pour un coût proche de celui d’une production au Bangladesh.

Edmond de Rothschild, qui a lancé en septembre une stratégie sur le thème de la démondiali­sation, a identifié trois secteurs qui devraient bénéficier de ce mouvement: la robotique et les technologi­es d’automatisa­tion tout d’abord; les logiciels pour l’industrie et les semi-conducteur­s ensuite, qui permettent de «nourrir» les robots; et enfin les sociétés de transport local. Ce thème est surtout joué à travers une quarantain­e d’entreprise­s cotées et dans une moindre mesure à travers des investisse­ments privés, en particulie­r pour la robotique.

«Les nouvelles usines en Europe et aux Etats-Unis devront être très sophistiqu­ées car les sociétés devront absolument réaliser des gains de productivi­té pour compenser le coût plus élevé de la main-d’oeuvre» ALEXANDRE TAVAZZI, STRATÈGE GLOBAL CHEZ PICTET WEALTH MANAGEMENT

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(ZHAI HUIYONG/COSTFOTO) La Chine ne veut plus jouer le rôle d’usine du monde.

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