Ce public qui se fait tant désirer
Théâtres à moitié vides, billets vendus à la dernière minute: après dix-huit mois d’hibernation, la rentrée est douloureuse pour les arts vivants, comme pour les stades et les compagnies aériennes. Mais certains signaux sont encourageants
Marée basse sur les plages de la fiction. Après la grande sécheresse, ces mois sans frictions romanesques, sans griot, sans ténor, on pariait sur une grande crue. La foule sevrée déferlerait dans les théâtres. Il n’en est rien, constate Aviel Cahn, patron du Grand Théâtre de Genève. En septembre, un Guerre et Paix de Prokofiev pourtant magistral n’a attiré que 700 spectateurs par représentation les trois premiers soirs – dans une nef qui peut en accueillir 1500. Du jamais vu en ces lieux.
«La presse et le bouche-à-oreille ont produit leur effet, les trois dernières représentations ont attiré entre 1100 et 1400 personnes, pour un taux de remplissage final avoisinant les 65%, souligne Aviel Cahn. C’est moins qu’espéré, bien sûr. Mais le phénomène n’est pas seulement genevois, il est européen. A Budapest, l’Opéra a programmé Carmen, succès assuré normalement. Le public ne s’est pas précipité. A Vienne, où l’Opéra affichait toujours guichet fermé, le taux de fréquentation se situe souvent au-dessous de 70%.»
Codirecteur de la Comédie de Genève, Denis Maillefer vit lui aussi un automne difficile. Le remarquable Entre chien et loup de la Brésilienne Christiane Jatahy est loin d’avoir fait le plein pendant ses quinze jours d’exploitation. A Renens, Florence Crettol, administratrice du Théâtre Kléber-Méleau, déplore le même phénomène. L’extraordinaire Mouche, adaptée et montée par Christian Hecq et Valérie Lesort a réuni entre 180 et 200 spectateurs par soir, dans une enceinte qui peut en accueillir 300. «En temps normal, un tel spectacle fait le plein.»
L’humour marche
Une panne collective de désir, donc. En septembre, à La Bâtie-Festival de Genève, des artistes habitués à se produire à guichets fermés ont dû se contenter d’assistances de paroisse, à l’image des danseurs de William Forsythe au Théâtre du Léman ou de la troupe belge Raoul Collectif à l’Usine à gaz à Nyon.
«Des responsables de scènes francophones évoquaient récemment une baisse de la fréquentation de 30%, note Vincent Baudriller, directeur du Théâtre de Vidy. Ce chiffre est sujet à caution, mais il reflète une réalité. Le public peine à revenir, même si pour notre part nous sommes plutôt satisfaits de cette rentrée. La création de la compagnie ShanjuLab et de leurs animaux a rassemblé chaque soir 200 personnes à Gimel et nous avons dû ouvrir des listes d’attente. La même chose s’est produite avec la pièce de danse Trio ( for the beauty of it) à la salle René Gonzalez, mais c’est une petite jauge.»
N’empêche que la chute est sensible. Comment l’expliquer? Le passe sanitaire obligatoire a pu dissuader une partie des ouailles. La crainte de la contamination pèse aussi, même si certaines institutions soignent leurs fidèles – comme le Grand Théâtre qui offrait jusqu’à il y a peu un test antigénique gratuit à l’entrée et invitait à porter le masque. Plus profondément, ces dixhuit mois de fermeture intermittente ont créé d’autres habitudes, observe Vincent Sager, patron d’Opus One, l’un des grands organisateurs de concerts et de spectacles en Suisse romande. «Les séries télé et le canapé ont profité de la disette pour conquérir des adeptes, qu’il va falloir ramener dans les salles.»
De son côté, Yasmine Char, directrice de l’Octogone de Pully, remarque que les amateurs se décident désormais à la dernière minute. Moins de réservations en amont, donc, davantage d’improvisation. Au Grand Théâtre, Aviel Cahn est confronté à la même incertitude. «Nous proposons Casse-Noisette en novembre, le classique des classiques du ballet. Autrefois, les amateurs achetaient leurs billets des semaines à l’avance. Or la vente est très lente à démarrer.»
Faut-il pour autant s’inquiéter? Pas sûr, répond Vincent Sager. «Le solo de Gaspard Proust au Théâtre du Léman affiche déjà complet, ce qui signifie 1300 personnes.
La meilleure chanson de tous les temps de Vincent Veillon et de Christophe Auer a fait bouillir le Théâtre de Beausobre à Morges la semaine passée. La Caravane en choeur de Lionel Frésard, Jean-François Michelet et Jean-Samuel Racine a réuni près de 1000 personnes au Théâtre du Jorat à Mézières. Pour le concert de Jean-Louis Aubert, agendé le 28 novembre à l’Arena de Genève, on a déjà vendu 3000 billets. Nous sommes donc prudemment optimistes.» «Les valeurs sûres marchent, appuie Yasmine Char. Mais j’ai dû annuler le concert de Peter Von Poehl, pas assez connu de notre public. J’ai renoncé aussi à inviter la création de la Française Pauline Bayle, qui a adapté de manière remarquable Les Illusions perdues de Balzac. Deux heures et demie de représentation, c’est trop chez nous actuellement. Ce n’est pas le moment de sortir de nos plates-bandes.»
Constat ici: toutes les scènes ne sont pas logées à la même enseigne. «Après cette période d’angoisse, une partie du public a besoin de légèreté, relève Denis Maillefer. Notre programmation répond-elle à cette demande? Raconter le monde ne signifie pas qu’on doit verser dans la sinistrose.» A la tête de la Revue à Genève, Frédéric Hohl ne saurait être suspecté de ce travers. Portée par Claude Inga-Barbey, Laurent Deshusses, Capucine Lhemanne et Thierry Meury, la production se devra de conquérir les foules dès le 14 octobre. Pas de salut financier sinon. «Nous devons vendre d’ici à la fin décembre 26 000 billets pour couvrir nos frais, explique Frédéric Hohl. Je suis confiant, mais l’entreprise est fragile.
Tout dépendra du bouche-à-oreille et de la presse, comme toujours. La grande différence, c’est que les spectatrices et spectateurs ne réservent plus trois mois à l’avance, mais plutôt 10 à 15 jours avant leur venue, ce qui n’est pas rassurant pour le producteur que je suis. Notre chance, c’est que les gens ont envie de sortir et de se divertir. Si nous sommes bons, nous devrions nous en tirer.»
«Une belle énergie»
La bérézina redoutée n’aura donc peutêtre pas lieu. «Il faut que les gens se réhabituent et cela prendra du temps, souligne le chorégraphe Philippe Saire, directeur à Lausanne de Sévelin 36. Et nous devons travailler pour réactiver cette soif de gestes ou de paroles singuliers. Si on est détenteur du certificat covid, on n’est plus obligé de porter le masque, c’est déjà une avancée.» «Je sens depuis la rentrée une belle énergie, marquée notamment par la présence d’un public nouveau, veut croire Vincent Baudriller. Sur un peu plus de 3000 spectateurs en septembre à Vidy, 1000 n’étaient jamais venus.» Si les théâtres ne font pas le plein, ils ne sonnent pas creux. En coulisse, tout le monde retient son souffle.
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«Les séries télé ont profité de la disette pour conquérir des adeptes» VINCENT SAGER, PATRON D’OPUS ONE