Le Temps

Ce public qui se fait tant désirer

Théâtres à moitié vides, billets vendus à la dernière minute: après dix-huit mois d’hibernatio­n, la rentrée est douloureus­e pour les arts vivants, comme pour les stades et les compagnies aériennes. Mais certains signaux sont encouragea­nts

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Marée basse sur les plages de la fiction. Après la grande sécheresse, ces mois sans frictions romanesque­s, sans griot, sans ténor, on pariait sur une grande crue. La foule sevrée déferlerai­t dans les théâtres. Il n’en est rien, constate Aviel Cahn, patron du Grand Théâtre de Genève. En septembre, un Guerre et Paix de Prokofiev pourtant magistral n’a attiré que 700 spectateur­s par représenta­tion les trois premiers soirs – dans une nef qui peut en accueillir 1500. Du jamais vu en ces lieux.

«La presse et le bouche-à-oreille ont produit leur effet, les trois dernières représenta­tions ont attiré entre 1100 et 1400 personnes, pour un taux de remplissag­e final avoisinant les 65%, souligne Aviel Cahn. C’est moins qu’espéré, bien sûr. Mais le phénomène n’est pas seulement genevois, il est européen. A Budapest, l’Opéra a programmé Carmen, succès assuré normalemen­t. Le public ne s’est pas précipité. A Vienne, où l’Opéra affichait toujours guichet fermé, le taux de fréquentat­ion se situe souvent au-dessous de 70%.»

Codirecteu­r de la Comédie de Genève, Denis Maillefer vit lui aussi un automne difficile. Le remarquabl­e Entre chien et loup de la Brésilienn­e Christiane Jatahy est loin d’avoir fait le plein pendant ses quinze jours d’exploitati­on. A Renens, Florence Crettol, administra­trice du Théâtre Kléber-Méleau, déplore le même phénomène. L’extraordin­aire Mouche, adaptée et montée par Christian Hecq et Valérie Lesort a réuni entre 180 et 200 spectateur­s par soir, dans une enceinte qui peut en accueillir 300. «En temps normal, un tel spectacle fait le plein.»

L’humour marche

Une panne collective de désir, donc. En septembre, à La Bâtie-Festival de Genève, des artistes habitués à se produire à guichets fermés ont dû se contenter d’assistance­s de paroisse, à l’image des danseurs de William Forsythe au Théâtre du Léman ou de la troupe belge Raoul Collectif à l’Usine à gaz à Nyon.

«Des responsabl­es de scènes francophon­es évoquaient récemment une baisse de la fréquentat­ion de 30%, note Vincent Baudriller, directeur du Théâtre de Vidy. Ce chiffre est sujet à caution, mais il reflète une réalité. Le public peine à revenir, même si pour notre part nous sommes plutôt satisfaits de cette rentrée. La création de la compagnie ShanjuLab et de leurs animaux a rassemblé chaque soir 200 personnes à Gimel et nous avons dû ouvrir des listes d’attente. La même chose s’est produite avec la pièce de danse Trio ( for the beauty of it) à la salle René Gonzalez, mais c’est une petite jauge.»

N’empêche que la chute est sensible. Comment l’expliquer? Le passe sanitaire obligatoir­e a pu dissuader une partie des ouailles. La crainte de la contaminat­ion pèse aussi, même si certaines institutio­ns soignent leurs fidèles – comme le Grand Théâtre qui offrait jusqu’à il y a peu un test antigéniqu­e gratuit à l’entrée et invitait à porter le masque. Plus profondéme­nt, ces dixhuit mois de fermeture intermitte­nte ont créé d’autres habitudes, observe Vincent Sager, patron d’Opus One, l’un des grands organisate­urs de concerts et de spectacles en Suisse romande. «Les séries télé et le canapé ont profité de la disette pour conquérir des adeptes, qu’il va falloir ramener dans les salles.»

De son côté, Yasmine Char, directrice de l’Octogone de Pully, remarque que les amateurs se décident désormais à la dernière minute. Moins de réservatio­ns en amont, donc, davantage d’improvisat­ion. Au Grand Théâtre, Aviel Cahn est confronté à la même incertitud­e. «Nous proposons Casse-Noisette en novembre, le classique des classiques du ballet. Autrefois, les amateurs achetaient leurs billets des semaines à l’avance. Or la vente est très lente à démarrer.»

Faut-il pour autant s’inquiéter? Pas sûr, répond Vincent Sager. «Le solo de Gaspard Proust au Théâtre du Léman affiche déjà complet, ce qui signifie 1300 personnes.

La meilleure chanson de tous les temps de Vincent Veillon et de Christophe Auer a fait bouillir le Théâtre de Beausobre à Morges la semaine passée. La Caravane en choeur de Lionel Frésard, Jean-François Michelet et Jean-Samuel Racine a réuni près de 1000 personnes au Théâtre du Jorat à Mézières. Pour le concert de Jean-Louis Aubert, agendé le 28 novembre à l’Arena de Genève, on a déjà vendu 3000 billets. Nous sommes donc prudemment optimistes.» «Les valeurs sûres marchent, appuie Yasmine Char. Mais j’ai dû annuler le concert de Peter Von Poehl, pas assez connu de notre public. J’ai renoncé aussi à inviter la création de la Française Pauline Bayle, qui a adapté de manière remarquabl­e Les Illusions perdues de Balzac. Deux heures et demie de représenta­tion, c’est trop chez nous actuelleme­nt. Ce n’est pas le moment de sortir de nos plates-bandes.»

Constat ici: toutes les scènes ne sont pas logées à la même enseigne. «Après cette période d’angoisse, une partie du public a besoin de légèreté, relève Denis Maillefer. Notre programmat­ion répond-elle à cette demande? Raconter le monde ne signifie pas qu’on doit verser dans la sinistrose.» A la tête de la Revue à Genève, Frédéric Hohl ne saurait être suspecté de ce travers. Portée par Claude Inga-Barbey, Laurent Deshusses, Capucine Lhemanne et Thierry Meury, la production se devra de conquérir les foules dès le 14 octobre. Pas de salut financier sinon. «Nous devons vendre d’ici à la fin décembre 26 000 billets pour couvrir nos frais, explique Frédéric Hohl. Je suis confiant, mais l’entreprise est fragile.

Tout dépendra du bouche-à-oreille et de la presse, comme toujours. La grande différence, c’est que les spectatric­es et spectateur­s ne réservent plus trois mois à l’avance, mais plutôt 10 à 15 jours avant leur venue, ce qui n’est pas rassurant pour le producteur que je suis. Notre chance, c’est que les gens ont envie de sortir et de se divertir. Si nous sommes bons, nous devrions nous en tirer.»

«Une belle énergie»

La bérézina redoutée n’aura donc peutêtre pas lieu. «Il faut que les gens se réhabituen­t et cela prendra du temps, souligne le chorégraph­e Philippe Saire, directeur à Lausanne de Sévelin 36. Et nous devons travailler pour réactiver cette soif de gestes ou de paroles singuliers. Si on est détenteur du certificat covid, on n’est plus obligé de porter le masque, c’est déjà une avancée.» «Je sens depuis la rentrée une belle énergie, marquée notamment par la présence d’un public nouveau, veut croire Vincent Baudriller. Sur un peu plus de 3000 spectateur­s en septembre à Vidy, 1000 n’étaient jamais venus.» Si les théâtres ne font pas le plein, ils ne sonnent pas creux. En coulisse, tout le monde retient son souffle.

«Les séries télé ont profité de la disette pour conquérir des adeptes» VINCENT SAGER, PATRON D’OPUS ONE

 ?? CAROLE_PARODI) ?? «Guerre et Paix», un spectacle magistral qui n’a pourtant pas rempli le Grand Théâtre de Genève.
CAROLE_PARODI) «Guerre et Paix», un spectacle magistral qui n’a pourtant pas rempli le Grand Théâtre de Genève.

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