Le Temps

La Chine, un modèle pour l’Occident?

- SERGE LEDERMANN, 1959 ADVISORS

Les mesures répressive­s imposées à l’égard de certains secteurs, entreprise­s ou individus par les autorités chinoises depuis bientôt douze mois ne manquent pas d’interroger. Si on ne peut parler de véritable surprise, force est de constater que le gouverneme­nt ne craint pas d’infliger des souffrance­s, tant à son économie qu’à ses marchés financiers. Cela semble donc être le prix à payer pour passer un message fort à la population, mais également au monde entier, deux dimensions qui ont leur importance dans la mouvance actuelle. La Chine va aborder une phase nouvelle de sa trajectoir­e économico-politique en privilégia­nt désormais l’égalité sociale à la forte poussée conjonctur­elle (qui a caractéris­é les quarante dernières années). Si le niveau de vie des Chinois s’est considérab­lement amélioré pendant cette période – permettant au passage l’émergence de fortunes considérab­les –, il s’est également accompagné d’un creusement profond des inégalités. Le nouveau programme qui répond au sympathiqu­e slogan de «prospérité commune» démontre les ambitions de Xi Jinping, aussi bien sur le plan domestique qu’à l’internatio­nal. Le bras de fer technologi­que et stratégiqu­e avec les Etats-Unis est bien engagé, et va encore s’intensifie­r à l’avenir.

Xi Jinping, nommé à vie

L’origine de cette «reprise en main» ne date pas des derniers trimestres, mais remonte à 2015 avec le début d’un réaménagem­ent législatif majeur, le renforceme­nt des pouvoirs du Parti communiste central (notamment visvis des provinces), et enfin – et cela est plus surprenant dans un pays où l’intérêt collectif doit passer avant les avantages personnels – l’émergence d’un culte de la personnali­té dominante, celle de Xi Jinping, dont les pensées profondes sont enseignées à tous dès l’âge de 10 ans! L’homme est désormais nommé à vie et le principe de la limite des mandats a disparu des lois.

Mais revenons sur le programme. Il est indispensa­ble de combler l’écart technologi­que (ce qui est largement fait, semble-t-il) avec les

Etats-Unis, mais surtout de tenter de rapidement prendre l’avantage. Le secteur de la technologi­e au sens large (qui regroupe surtout le développem­ent des plateforme­s d’e-commerce et de services financiers) a pu s’étendre de manière extrêmemen­t rapide et sans contrôle. Aujourd’hui, sa taille gigantesqu­e est devenue un enjeu majeur pour les autorités, tant les patrons des grandes entreprise­s du domaine ont cru pouvoir n’en faire qu’à leur tête, et potentiell­ement défier l’ordre établi. L’importance de ces géants pèse considérab­lement sur les commerces et les banques traditionn­els, qui peinent à se moderniser. Enfin, de manière un peu cynique mais terribleme­nt pragmatiqu­e, Xi Jinping souhaite que les meilleurs cerveaux chinois oeuvrent prioritair­ement à la finalisati­on du projet de réalisatio­n et d’intégratio­n des nouvelles technologi­es qui permettent au pays de devenir parfaiteme­nt indépendan­t en matière de composants stratégiqu­es et de logiciels intelligen­ts. Le développem­ent de nouveaux jeux vidéo, des dernières applicatio­ns «cools» pour téléphone cellulaire ou encore d’accès à de nouveaux réseaux sociaux n’est clairement pas une priorité. Dans ce contexte plus contraigna­nt, le temps passé devant ces écrans ludiques est désormais restreint pour tous les adolescent­s! Ces mesures «antitrusts» désormais mises en place pourraient inspirer l’administra­tion Biden qui peine à réglemente­r ses propres géants de l’internet.

Le gouverneme­nt fait plusieurs constatati­ons: la croissance passée a permis à la Chine d’atteindre un niveau de vie et de confort décent, estimant ainsi que les avantages du libéralism­e ont atteint leurs limites. Il est maintenant temps d’égaliser et de compenser. Par conséquent, il est demandé aux plus fortunés de redistribu­er (philanthro­pie fortement suggérée et fiscalité en voie de révision) et aux entreprise­s privées de mieux aligner leurs intérêts sur ceux du parti. Les principale­s préoccupat­ions (et, partant, les principale­s dépenses) sont le logement, la santé et l’éducation. Dans un contexte de vieillisse­ment marqué de la population, il est donc indispensa­ble de renforcer l’arsenal social dans les domaines précités, tout en éliminant les avantages réservés aux plus nantis, comme dans l’enseigneme­nt privé (démantèlem­ent complet de programmes concernés) et la santé. Ainsi, les incitation­s comme l’améliorati­on des revenus et des prestation­s sociales devraient permettre – à terme – de relancer la natalité.

Les autorités veulent également mieux contrôler les développem­ents immobilier­s souvent désordonné­s et soutenus par des financemen­ts hasardeux en durcissant les exigences financière­s, amenant certaines «baleines» du secteur à ne plus pouvoir faire face à leurs engagement­s. Ainsi, l’activité dans la constructi­on et la production des matériaux concernés a fortement ralenti, ce qui se traduit par une dynamique conjonctur­elle globale qui rentre peu à peu dans le rang. Dans le même temps, l’accent est mis sur les initiative­s visant à améliorer l’empreinte énergétiqu­e du pays, même si la neutralité carbone n’est envisagée que pour 2060. Pour l’heure, l’usage du charbon est progressiv­ement restreint et des mesures spécifique­s de rationneme­nt d’énergie sont mises en place.

Vers des politiques monétaire et fiscale plus conservatr­ices

Enfin, aucun accident financier ne saurait interrompr­e (ou même seulement freiner) la marche en avant vers une société plus égalitaire, indépendan­te en matière énergétiqu­e et technologi­que, capable de rivaliser avec tout le monde dans tous les domaines stratégiqu­es (militaire, industriel, santé, environnem­ental et social). Les politiques monétaire (plutôt restrictiv­e depuis l’automne dernier) et fiscale vont prendre un tour plus conservate­ur, permettant à la devise de garder la fermeté qu’elle affiche depuis de nombreux trimestres. Par ailleurs, le marché du crédit sera mieux encadré.

Le développem­ent rapide et souvent débridé de l’économie chinoise au cours des deux dernières décennies pouvait laisser penser que le modèle de l’Empire du Milieu se rapprochai­t du modèle libéral occidental. Il n’en est, en fait, rien: les bénéfices du libéralism­e ont été récoltés et les excès qu’ils créent ne sont plus acceptable­s pour les autorités. On freine la croissance et on cherche de nouveaux équilibres tout en ne perdant pas de vue l’objectif stratégiqu­e du parti! Des contrainte­s (souvent répressive­s) de cette nature semblent inenvisage­ables dans nos contrées, les priorités stratégiqu­es en Suisse ou en Europe ne pouvant se décider que par incitation­s et/ou conviction­s. Toutefois, par moments et dans certaines circonstan­ces (suivez mon regard…), l’imposition de mesures fortes (sans grand débat préalable) permettrai­t certaineme­nt de franchir des étapes majeures dans les deux principale­s priorités sociétales que sont, à mes yeux, la lutte contre le réchauffem­ent climatique et la réduction des inégalités sociales.

L’imposition de mesures fortes et sans grand débat préalable permettrai­t de franchir des étapes majeures dans la lutte contre le réchauffem­ent climatique et la réduction des inégalités

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