Le Temps

Colin Powell, de l’Irak à la Syrie

- LUIS LEMA @luislema

Lorsqu’il agite le contenu d’une fiole d’anthrax devant le Conseil de sécurité des Nations unies, en 2003, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell s’en prend à un pays, l’Irak, qui est déjà totalement à genoux, et dont les divers lambeaux ne tiennent que sous la férule du dictateur, Saddam Hussein. Sa prestation – qui vise à prouver l’existence d’armes irakiennes de «destructio­n massive» – ne convainc pas grand monde.

Mais chacun pressent, avec raison, que le pire est encore à venir.

Colin Powell, qui est mort lundi des suites du Covid-19, ne le savait pas à l’époque. Mais, après l’immense désastre qu’a représenté l’invasion américaine, et alors que l’Irak continue à ne pas aller très fort, un autre géant arabe allait ensuite connaître un sort comparable. Après dix ans de guerre, la Syrie de Bachar el-Assad est maintenant un pays en ruine, détruit, démembré, vidé de la moitié de ses habitants, sans espoir et sans vie.

Le parallèle, aujourd’hui, mérite d’être tracé. Pour s’être prêté au jeu des apprentis sorciers néoconserv­ateurs, et avoir permis le déchaîneme­nt de la foudre, l’ancien responsabl­e américain a contribué à saccager ce qui restait de l’Irak, à déstabilis­er ses voisins et à faire s’abattre sur la région des plaies innombrabl­es. En Syrie, l’ancien ophtalmolo­gue Bachar el-Assad, lui, est arrivé au même résultat pratiqueme­nt tout seul, du moins dans un premier temps, avant que la Russie et l’Iran ne l’aident à parachever l’exercice.

Folie interventi­onniste américaine, d’un côté; manque de courage, de cohérence et non-respect des «lignes rouges», de l’autre: comme dans un mouvement de balancier, le rôle des Etats-Unis, déterminan­t dans les deux cas, s’est révélé coupable dans des excès contraires. Devant l’ampleur des dégâts en Irak, les Américains ont fait mine de vouloir tourner la page comme si de rien n’était. L’actuelle administra­tion de Joe Biden tente grosso modo la même manoeuvre en laissant, mine de rien, la Syrie de Bachar el-Assad (ou au moins ce qu’il en reste) se «normaliser» progressiv­ement.

Colin Powell a emporté avec lui la honte que lui avait value son mensonge devant l’ONU, et qu’il n’avait plus aucun mal à reconnaîtr­e. Or, faire de la Syrie d’Assad un pays «normal» est une honte du même acabit. C’est faire injure à l’histoire et à des millions de Syriens.

Faire de la Syrie d’Assad un pays «normal», c’est faire injure à des millions de Syriens

Secrétaire d’Etat sous George W. Bush, l’Afro-Américain est décédé de complicati­ons liées au Covid. Son nom reste associé à son discours onusien de 2003 sur les armes de destructio­n massive pour justifier l’invasion de l’Irak

«Joe Biden fera confiance à nos diplomates et à nos services de renseignem­ent, et non aux flatteries des dictateurs et des despotes. Il remplira son devoir quand quelqu'un osera nous menacer. Il résistera à nos adversaire­s avec force et expérience». Le 18 août 2020, le républicai­n Colin Powell intervenai­t à la convention démocrate en affichant clairement ses intentions de vote.

Ancien secrétaire d'Etat sous George W. Bush dont le nom reste associé à la guerre en Irak, il aura voté quatre fois de suite pour un candidat démocrate à la présidenti­elle. Pour Barack Obama, en 2008 et en 2012.

Pour Hillary Clinton en 2016 et, enfin, pour Joe Biden en 2020. Ce républicai­n atypique est décédé lundi de «complicati­ons liées au Covid-19», à l'âge de 84 ans, alors qu'il était vacciné, a annoncé sa famille.

L’épisode irakien

En 2000, il a prononcé le principal discours de la convention républicai­ne en faveur de George W. Bush, qui lui aussi, a tourné le dos à Donald Trump. Premier Afro-Américain à avoir occupé le poste de conseiller à la sécurité nationale, puis de chef d'état-major des armées, avant de devenir, dès 2001, chef de la diplomatie sous George W. Bush, Colin Powell reste surtout l'homme qui, le 5 février 2003, a prononcé une allocution de 76 minutes devant le Conseil de sécurité de l'ONU pour justifier l'invasion de l'Irak en mettant l'accent sur les armes de destructio­n massive que le pays aurait prétendume­nt détenues. «Laisser Saddam Hussein en possession d'armes de destructio­n massive pour quelques mois ou années de plus n'est pas une option, pas dans le monde de l'après-11-Septembre», a-t-il déclaré, en agitant une fiole censée contenir de l'anthrax. Or ces affirmatio­ns se sont révélées être fausses. Colin Powell, dont la réputation a été entachée, a exprimé ses remords.

«Nous avons perdu un mari, un père, et grand-père remarquabl­e et aimant, et un grand Américain», a relevé sa famille lundi. George W. Bush le qualifie de «grand serviteur de l'Etat». «Le monde a perdu l'un de ses plus grands hommes», n'hésite pas à dire le ministre de la Défense Lloyd Austin.

Colin Powell est né à Harlem, à New York, de parents jamaïcains. Après des études en géologie, il débute sa carrière dans l'armée en 1958, comme sous-lieutenant, d'abord posté en Allemagne, avant d'être envoyé au Vietnam comme conseiller militaire de John F. Kennedy. En 1986, le général devient conseiller à la sécurité nationale de Reagan, à la fin de la guerre froide. Un rôle crucial alors que les Etats-Unis entamaient une nouvelle ère de coopératio­n avec Michael Gorbatchev, dirigeant de l'URSS. Comme chef d'état-major des armées, Powell a ensuite contribué à l'invasion du Panama en 1989 et la guerre du Golfe en 1991, déterminé à terrasser Saddam Hussein.

Titillé par la présidence

Quand il a pris sa retraite de l'armée en 1993, il était l'une des personnali­tés publiques les plus populaires des EtatsUnis, rappelle le New York Times. Tant des républicai­ns que des démocrates le courtisaie­nt pour qu'il se lance dans la course à la Maison-Blanche. Dans My American Journey, Colin Powell ne nie pas avoir été tenté. Avant de décider en novembre 1995, que ce n'était pas pour lui. C'est cette même année, qu'il s'inscrit officielle­ment au Parti républicai­n. Puis est venu, huit ans plus tard, l'épisode des armes de destructio­n massive, dans une administra­tion Bush où les tensions avec les faucons Dick Cheney, vice-président, et Donald Rumsfeld, ministre de la Défense, étaient récurrente­s. Powell quitte ses fonctions en janvier 2004. Il reste alors relativeme­nt discret, avant d'avouer sa fascinatio­n pour Obama en 2008.

Powell a annoncé le 7 juin 2020 qu'il voterait pour Biden, en fustigeant les «mensonges» de Trump. «Je n'aurais jamais utilisé ce mot pour aucun des quatre présidents pour lesquels j'ai travaillé: il ment. Il ment tout le temps», a-t-il déclaré sur CNN, en critiquant le silence de son parti. Après l'attaque du Capitole du 6 janvier 2021, Colin Powell, choqué, va plus loin: il fait savoir qu'il ne peut plus se considérer comme républicai­n. ■

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