Journaliste? Et Prix Nobel de la paix?
En créant le Prix de la paix portant son nom, Alfred Nobel prit la peine de préciser que cette distinction était réservée à une «personne ayant fait tout son possible pour faire progresser l’amitié entre les nations, pour abolir ou réduire les armées existantes et organiser ou promouvoir les conférences de la paix». Cette année, le Comité issu du parlement norvégien qui gère l’héritage du fondateur a distingué deux journalistes, hérauts de la liberté d’expression dans leurs pays respectifs. Je ne connais de Maria Ressa, la Philippine, que ce que j’en ai lu. Mais je suis lié à Dmitri Mouratov, le Russe, par de longues années d’amitié. Et je peux dire que les jurés d’Oslo, en désignant un journaliste de cette trempe, n’ont ni failli ni dévoyé la volonté du vieux Nobel.
J’ai rencontré Dmitri Mouratov pour la première fois en 1991, il était alors journaliste à la rédaction de la Komsomolskaya Pravda, l’un des plus grands quotidiens soviétiques, engagé à soutenir les réformes de Mikhaïl Gorbatchev. Les temps étaient difficiles, le pays en ébullition, la rédaction du journal en plein désarroi. Certains de ses membres voulaient rester fidèles à leur credo communiste, d’autres entrer en politique dans le sillage de Boris Eltsine, d’autres encore transformer la populaire «Komsomolka» en juteux quotidien de boulevard. Cela n’étonnera personne: ce sont les derniers qui l’ont emporté.
Dmitri Mouratov, lui, a choisi dès cet instant de ne servir qu’une seule cause, celle du journalisme. Après des décennies de mensonge officiel, le jeune correspondant monté à Moscou depuis sa région natale de la Volga considérait que ses compatriotes ne faisaient pas la queue uniquement pour du pain ou des saucisses. Mais qu’ils attendaient aussi de la vérité. En 1993, avec l’aide de son parrain Gorbatchev, il fut donc de ceux qui créèrent la Novaya Gazeta, dont il devint rapidement le rédacteur en chef. Un «journal nouveau» par l’esprit de liberté qui y régnait. Un «journal nouveau» par le courage inouï de ses journalistes et de leur chef. Vingt-huit ans plus tard, ni l’un ni l’autre n’ont été entamés.
Le titre n’a épargné aucun des régimes ni des dirigeants qui se sont succédé au Kremlin. Et avec Dmitri comme premier correspondant de guerre, il s’est distingué dans le plus redoutable exercice possible pour un média, celui où même les plus célèbres ont souvent échoué: la critique de sa propre armée, de ses propres soldats dans un conflit fratricide. C’était la Tchétchénie, et la Novaya Gazeta allait y forger sa réputation. Pendant vingt-huit ans, combien de coups bas, d’annonceurs se désistant brusquement, de coups de fil d’en haut, de menaces anonymes, de pressions amicales, de descentes des inspecteurs du fisc? Et combien de tragédies? La liberté a un prix et celui payé par le journal de Dmitri Mouratov est terriblement lourd. Six collaborateurs tués, auxquels le Nobel de la paix a dédié son prix.
Pendant ces années, j’ai parfois vu Dmitri accablé sous le poids des drames. Je l’ai vu ébranlé, je l’ai vu épuisé. On aurait tort d’imaginer ce défenseur des droits de l’homme drapé dans ses principes, intraitable et toisant ses ennemis. Mouratov n’est pas un martyr attendant le supplice. C’est un colosse au coeur tendre, courant tout à coup les pédiatres réputés pour tenter de sauver un enfant condamné faute de moyens. C’est un collègue appelant tard dans la nuit pour organiser l’entraide d’un auteur inconnu piégé dans une ex-république soviétique. C’est le journaliste capable de s’enthousiasmer autant pour une nouvelle interprétation de La Cerisaie de Tchekhov que de s’indigner d’élections truquées. Sa stature est morale plutôt que politique. Appelé en arbitre par les différentes composantes de l’opposition russe dite «hors système», il y est l’avocat de la non-violence. La fin, chez lui, ne justifie pas tous les moyens. De l’humilité, jamais d’arrogance ni de grandiloquence, et un dialogue toujours privilégié, même avec ceux dont il sait qu’ils le haïssent. Jusque dans les grandes causes, un souci parfois obsédant de la destinée des personnes affectées qu’il n’oublie jamais. Cette immense humanité est la signature du grand journalisme et lui vaut le respect de ses pairs comme de ses adversaires. Qui d’autre que lui en Russie aujourd’hui peut donc recueillir à la fois les félicitations du Kremlin et de Navalny?
Il le sait, le plus difficile pour un Nobel de la paix est toujours de justifier les attentes mises en lui par le Comité d’Oslo. N’est pas Mandela qui veut, l’expérience l’a hélas démontré. En Occident comme dans l’opposition russe la plus radicale, certains regrettent qu’Alexeï Navalny, dans sa prison, ne lui ait pas été préféré. Les jurés norvégiens ne se sont pourtant pas fourvoyés dans leur interprétation du testament d’Alfred Nobel. Quand Navalny aspire au pouvoir, Mouratov est l’homme du contre-pouvoir. Quoi qu’il arrive, la mission qu’il s’est donnée ne sera jamais achevée.
■