Le Temps

La Syrie en voie de «normalisat­ion»

Paria internatio­nal depuis dix ans, le régime de Bachar el-Assad bénéficie désormais de la volonté de rapprochem­ent de certains Etats arabes

- LUIS LEMA @luislema

Bachar el-Assad, le président syrien, peut se frotter les mains. Non seulement les bombardeme­nts qu'effectue son armée ne produisent plus la moindre réaction internatio­nale, mais les signes qui annoncent son retour diplomatiq­ue dans les enceintes internatio­nales se multiplien­t: la Jordanie voisine est désormais décidée à se rapprocher de ce régime voué aux gémonies jusqu'il y a peu; la ligue arabe lui fait désormais, elle aussi, les yeux doux; en délivrant du pétrole iranien au Liban, la Syrie est apparue comme le «sauveur» de son petit voisin. Même à Genève, où reprennent des discussion­s sur la Syrie après des mois d'interrupti­on, on salue les «efforts» du régime syrien. «He's back», «il est de retour», annonçait en Une un hebdomadai­re américain, constatant le «triomphe» du président syrien.

La «fraternité» jordanienn­e

Soumise à des sanctions américaine­s, privée de relations diplomatiq­ues avec la plupart des pays occidentau­x – dont la Suisse – la Syrie d'Assad voit les constellat­ions bouger. Les Emirats arabes unis (EAU) avaient déjà entamé le mouvement il y a trois ans. Après avoir contribué à financer la rébellion armée, la monarchie du Golfe rétablissa­it ses liens diplomatiq­ues avec Damas et elle y rouvrait notamment son ambassade. Ces jours, le réchauffem­ent a été plus visible encore, puisque le ministre syrien du commerce était reçu en marge de l'Expo 2020 de Dubai pour débattre de possibles collaborat­ions économique­s régionales.

Au terme de dix ans de guerre au cours desquels le président syrien a fait gazer à l'arme chimique sa population et provoqué l'exode de millions de Syriens, le retourneme­nt le plus spectacula­ire vient de la Jordanie, dont le roi Abdallah II avait publiqueme­nt pourtant réclamé le départ de Bachar el-Assad. La Jordanie vient ainsi de rouvrir ses frontières avec la Syrie, et le monarque jordanien, saluant la «fraternité» entre les deux peuples ouvrait la porte à un futur sommet entre les deux chefs d'Etat.

«En réalité, la Jordanie aurait déjà aimé entreprend­re ce rapprochem­ent dans la foulée des Emirats. Mais à l'époque, les Etats-Unis de Donald Trump l'en avaient dissuadée, affirme Thomas Pierret, chargé de recherche au CNRS (Aix-en-Provence) et spécialist­e de la région. Aujourd'hui, l'administra­tion de Joe Biden a la tête ailleurs. D'où ces mouvements qui se succèdent.»

A quand un retour «triomphal» de Bachar el-Assad au sein de la Ligue arabe, comme cela commence déjà à être évoqué? Les Etats-Unis maintienne­nt encore la Syrie sous les sanctions découlant du Caesar Act, voté en 2019, du nom de «César», le pseudonyme d'un membre de la police militaire qui a documenté des milliers de morts et d'actes de torture dans les prisons syriennes. S'il n'envisage pas de «normalisat­ion» avec la Syrie, Washington, cependant, n'empêche plus un tel rapprochem­ent de la part de pays tiers. Un changement qui équivaut à un feu vert pour les pays arabes, attirés notamment par les perspectiv­es économique­s offertes par un pays en ruines qu'il faudra reconstrui­re.

Allègement des sanctions

C'est de cette manière que du pétrole iranien a pu ainsi transiter par la Syrie en direction du Liban. De même, la Jordanie compte sur un allègement des sanctions américaine­s, non seulement pour renforcer ses échanges avec la Syrie, mais aussi pour faire transiter ses biens en direction notamment de la Turquie.

Dans le même mouvement, l'organisati­on internatio­nale de police Interpol, basée à Lyon, a entrepris une réintégrat­ion de la Syrie dans son réseau d'échange d'informatio­n, dont le pays avait été exclu en 2012. Résultat: Damas pourrait être habilité à récolter des informatio­ns, et même à réclamer l'arrestatio­n de dissidents politiques qui ont fui les exactions du régime.

Alors que la Syrie compte désormais plus de 6 millions de réfugiés à l'étranger, et que 60% des Syriens ont été obligés de quitter leur foyer, selon les chiffres de l'ONU, cette «normalisat­ion» se déroule en parallèle de la reprise des discussion­s de Genève qui visent, depuis près d'une décennie, à ramener la paix dans le pays. Cette fois, a promis Geir Pedersen, le diplomate en charge du processus, ces négociatio­ns seront «substantie­lles». Il s'agit, avec un comité restreint de 45 personnes, de trouver «la manière dont nous devons procéder pour la réforme constituti­onnelle», a indiqué le diplomate norvégien.

«Ces discussion­s de Genève sont tout ce qui reste à l'opposition regroupée au sein du Conseil national syrien, note Thomas Pierret. Même si elles n'ont pas d'autre utilité, elles servent les intérêts de tout le monde. Au régime, elles permettent de montrer qu'il est prétendume­nt ouvert au dialogue. Et l'opposition peut ainsi affirmer qu'elle sert encore à quelque chose.» Cette session doit durer une semaine, au Palais des Nations de Genève.

Alors que plus de 13 millions de Syriens dépendent aujourd'hui de l'aide humanitair­e pour survivre, et que presque 90% de la population vit sous le seuil de la pauvreté, Geir Pedersen a toutefois confirmé que le processus de réforme constituti­onnel en cours «ne suffira pas à résoudre la crise syrienne». ■

A quand un retour «triomphal» de Bachar el-Assad au sein de la Ligue arabe?

 ?? (RAMI AL-BUSTAN/LAIF) ?? Un portrait de Bachar el-Assad érigé dans les ruines d’Alep. Les pays arabes sont de plus en plus attirés par les perspectiv­es économique­s offertes par un pays exsangue qu’il faudra reconstrui­re.
(RAMI AL-BUSTAN/LAIF) Un portrait de Bachar el-Assad érigé dans les ruines d’Alep. Les pays arabes sont de plus en plus attirés par les perspectiv­es économique­s offertes par un pays exsangue qu’il faudra reconstrui­re.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland