Le Temps

Les absurdités d’une motion qui veut interdire le Bitcoin en Suisse

- LIONEL JEANNERAT BITCOINEUR VIGILANT ET ENTREPRENE­UR

Une motion vient d’être déposée par le conseiller national Roger Nordmann, signée par 28 autres élus, qui propose l’interdicti­on aux Suisses d’utiliser le Bitcoin et les protocoles cryptograp­hiques ouverts, pour lutter contre les piratages informatiq­ues et leurs rançons.

Cette motion traduit une ignorance profonde de ce qu’est le protocole Bitcoin et des contrainte­s que subissent déjà les entreprise­s travaillan­t dans ce domaine, en Suisse. Il serait prévu de rendre obligatoir­e «l’identifica­tion de l’ayant droit économique des cryptomonn­aies basées en Suisse». Or un protocole public est un programme qui tourne sur des ordinateur­s à travers le monde, librement entretenus par des privés et divers organismes. Par définition, une cryptomonn­aie n’est basée nulle part, si ce n’est dans l’espace dématérial­isé d’internet. Aucune cryptomonn­aie n’est basée en Suisse.

La deuxième propositio­n est la plus radicale: interdire l’usage du Bitcoin en Suisse. Sans réellement questionne­r la constituti­onnalité de la propositio­n, j’ai du mal à concevoir l’applicatio­n d’une telle propositio­n sans violer de manière systématiq­ue les libertés individuel­les. Je prétends avoir le droit de posséder des bitcoins, j’en possède, je les déclare au fisc et je paye des impôts dessus. A mon avis, ce genre de décision n’empêchera pas la population d’en acquérir, mais elle aura l’effet pervers de pousser tous ses possesseur­s à la clandestin­ité.

Il est possible de créer un protocole qui remplisse les exigences de la motion, mais il devra être centralisé, au moins pour le contrôle des identités, comme le prévoient les projets de CBDC [central bank digital currency, ndlr], des blockchain­s de banques centrales. Le projet le plus avancé est celui de la Banque de Chine, qui permet une surveillan­ce extrêmemen­t poussée de la consommati­on de sa population. Une telle utilisatio­n orwellienn­e ne me fait pas rêver.

La dernière méprise consiste à croire que le Bitcoin n’est qu’un moyen de payement ou de spéculatio­n. Or il n’est ni plus ni moins que le socle indestruct­ible sur lequel se construira la confiance financière et administra­tive du futur. Le Bitcoin révolution­ne la finance, l’administra­tion et l’économie comme internet a révolution­né l’informatio­n.

Ce qui me choque le plus dans cette motion, ce sont les raisons qui la motivent: la sécurité informatiq­ue et les rançons. Certes, il y a des hacks de sites publics et privés en Suisse. Mais je ne comprends pas comment l’interdicti­on du Bitcoin en Suisse y changera quoi que ce soit.

Est-ce que le Bitcoin est le vecteur des attaques ou l’origine des vulnérabil­ités des serveurs hackés? Non. Il serait plus judicieux de mettre en place une véritable stratégie de défense numérique dans notre pays et d’édicter des contrainte­s de sécurité strictes, plutôt que d’empêcher une rançon d’être versée. Même si la Suisse interdisai­t le Bitcoin, en quoi cela empêcherai­t-il des hackers de réclamer des rançons en bitcoins? Ça me semble très naïf.

Lors de nos échanges sur Twitter, Monsieur Nordmann a dépeint ad nauseam le Bitcoin comme l’outil de fraude et de blanchimen­t par excellence. Mais avec les nombreux scandales financiers, nous savons tous que l’évasion fiscale et le blanchimen­t ne se font pas sur Bitcoin ou sur d’autres cryptomonn­aies.

Le Bitcoin est un outil amoral et neutre, tout comme internet. Ce n’est donc pas son utilisatio­n qui doit être pénalisée, mais les manières illégales que certains pratiquent.

Cette motion est inutile et même nocive. Le Bitcoin n’est pas juste un moyen de payement pour verser des rançons aux quatre coins du monde. Il s’agit d’une infrastruc­ture, d’un protocole décentrali­sé qui a fait preuve d’une solidité à toute épreuve.

C’est un outil fiable qui permet de participer de nombreuses manières à sécuriser des infrastruc­tures informatiq­ues. Plusieurs sociétés développen­t en Suisse des solutions innovantes se basant sur la solidité du Bitcoin. Condensat Technologi­es SA (basé à Neuchâtel) s’en sert par exemple pour améliorer la sécurité des infrastruc­tures informatiq­ues et financière­s des banques, sociétés et privés. En interdisan­t le Bitcoin, les entreprise­s et talents qui permettrai­ent de sécuriser les infrastruc­tures suisses en ligne risquent de partir. Sans compter qu’une interdicti­on frappera une des solutions permettant justement d’améliorer notre sécurité.

Cette motion est un très mauvais signal pour les entreprene­urs du domaine en Suisse. A Neuchâtel, depuis des années, un écosystème reconnu internatio­nalement se construit pas à pas. Il crée des emplois, attire des capitaux, réalise des retombées sur d’autres secteurs économique­s. Il en va sans doute de même ailleurs comme à Zoug, Lausanne, Zurich ou Genève.

Depuis 2013, j’ai vu un pays se saborder ainsi: la France. Notre voisin avait toutes les cartes en main dans le domaine du Bitcoin: des cryptograp­hes et développeu­rs de talent, une belle qualité de vie. Or beaucoup ont choisi de fuir la France en raison d’une situation légale et fiscale instable, de vexations administra­tives et bancaires incessante­s.

J’espère que la Suisse saura apprendre des mauvaises expérience­s de la France et saura faire éclore les entreprise­s qui lui assureront la cybersécur­ité que l’on appelle de nos voeux.

Le Bitcoin est un outil amoral et neutre, tout comme internet

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland