Récompenser les assurés sportifs, un leurre?
Depuis plusieurs années, en Suisse et dans le monde, certaines assurances proposent d'adapter les primes ou d'offrir des bonus aux personnes acceptant de mesurer leur activité physique quotidienne. Les modèles diffèrent mais sont tous basés sur l'association d'objectifs chiffrés et de récompenses. Selon leurs promoteurs, ils seraient un premier pas vers des formes innovantes d'individualisation et de profilage, et permettraient de modifier durablement les comportements en matière d'activité physique et de santé.
Ils participeraient donc par extension à la réduction des coûts de la santé. S'il est indéniable que ces innovations ont le potentiel de transformer les modèles assurantiels et d'agir sur le quotidien des individus, les recherches scientifiques – notamment sociologiques – ont pour ambition de passer outre l'écran de fumée des promesses technologiques et d'en révéler les (fréquentes) hyperboles. Des études menées en Europe et en Suisse au sein d'assurances invitent à une prise de recul.
Se positionner comme innovant
Les programmes de mesure de l'activité physique n'auraient pas pour objectif premier d'individualiser plus précisément les risques ou de changer les comportements, mais plutôt de positionner les assurances sur le marché, cela afin d'appâter la clientèle et les agences de courtage sensibles aux promesses. Mettre en place un programme de mesure digital de l'activité physique semble avant tout être un moyen de donner une image moderne et pionnière de l'entreprise et de se mettre en scène sur un marché compétitif valorisant l'innovation. Mais cela n'empêche pas les assureurs d'avoir d'autres objectifs en tête, notamment celui de changer les comportements.
Ces programmes se présentent souvent comme une révolution en matière de santé publique, car ils permettraient aux individus de devenir plus actifs. Notons tout d'abord que la proportion d'individus s'engageant dans ces programmes reste anecdotique (moins de 5% dans les cas étudiés). Qui plus est, les recherches montrent que les populations les plus défavorisées – celles qui profiteraient particulièrement d'une baisse des primes, de bonus, ou d'une augmentation de l'activité physique (elles sont généralement les moins actives) – sont statistiquement moins susceptibles d'y souscrire.
Dénoncer les «irresponsables»
Globalement, ceux qui tendent déjà à rationaliser leurs pratiques de santé et apprécient les nouvelles technologies s'investissent, au contraire des autres. Ces innovations risquent donc plus de renforcer des inégalités déjà existantes que de les diminuer.
Ce qu'on observe dans les usages que font les individus de ces technologies, c'est bien plus un renforcement de valeurs et de pratiques préexistantes que les transformations promises par le «virage du digital». Les adeptes de mesures y trouvent la possibilité de croiser toujours plus de données et d'analyser plus avant leurs comportements. Les passionnés de l'optimisation de soi y trouvent un espace de plus pour exprimer leurs obsessions. Enfin, les adeptes de la morale individuelle y trouvent un moyen de se rassurer sur leur comportement responsable et aussi (surtout) de dénoncer les «irresponsables».
Pour une large proportion d'individus, c'est donc plus une nouvelle actualisation du soi qui se joue qu'une véritable transformation. La majorité des individus ne modifie ainsi pas – ou très peu – ses pratiques en matière d'activité physique. On notera néanmoins un groupe particulier, celui de personnes généralement confrontées de près ou de loin à des difficultés de santé, et qui trouvent dans ces applications un soutien pour modifier leur comportement. Dans ces rares cas, la promesse peut être tenue, et le comportement est parfois modifié. Mais on parle là d'un faible pourcentage d'individus au sein d'un faible pourcentage d'usagers, voilà qui remet tout de même en question l'ambition – souvent démesurée – de ces technologies.
Rappel à l'ordre
Il faudra donc probablement plus que des mesures quotidiennes associées à des «nudges» et «bonus» pour passer outre l'inertie de la reproduction des comportements (et des inégalités), n'en déplaise aux avocats de la responsabilité individuelle. Si les promesses méritent un rappel à l'ordre, c'est surtout parce qu'elles sont superlatives.
N'oublions néanmoins pas de nuancer ce constat en admettant que, d'une part, des développements politiques et techniques futurs pourraient donner un nouvel élan à ces pratiques. D'autre part, que malgré leurs limites, ces mesures agissent sur les individus et – pour une très faible proportion (c'est peut-être cela que les promesses oublient de préciser) – transforment effectivement les comportements.
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