Le Temps

Une relation transatlan­tique à réinventer

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Il y a toujours eu un malentendu entre la première puissance mondiale et l’Union européenne, une entité supranatio­nale. Quand la relation transatlan­tique semble se stabiliser voire se renforcer, elle retombe dans ses travers: retrait américain d’Afghanista­n sans consulter les Européens, accord Aukus entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni conclu dans le dos de la France ou encore levée incroyable­ment tardive de l’interdicti­on imposée aux Européens de voyager aux Etats-Unis en raison du Covid-19.

Aujourd’hui, Joe Biden, dont les plans infrastruc­turels rapprocher­aient les Etats-Unis de la social-démocratie européenne, est considéré outre-Atlantique comme un des présidents les plus atlantiste­s depuis longtemps. Mais son action jusqu’ici n’a pas été à la hauteur de cette réputation. Faut-il dès lors s’inquiéter du rapport d’amour-haine qui perdure d’un côté et de l’autre de l’océan? L’OTAN, l’un des bras armés de cette relation, est-elle au stade de mort cérébrale ou a-t-on mal interprété Emmanuel Macron?

A Bruxelles, des attentes excessives Une chose est sûre: les attentes des Européens envers les Etats-Unis sont souvent excessives. A l’exception de Donald Trump, qui éprouvait un réel mépris pour l’UE, en particulie­r pour l’Allemagne d’Angela Merkel, la plupart des occupants du Bureau ovale déçoivent tôt ou tard les Européens. Motif? L’Europe démocratiq­ue apparaît moins comme une priorité stratégiqu­e pour les Etats-Unis.

Vu le bouleverse­ment de la géopolitiq­ue mondiale, Washington a pourtant tort de prendre sa relation avec l’Europe pour acquise. L’espace transatlan­tique partage des valeurs qui sous-tendent les démocratie­s libérales, aussi imparfaite­s soient-elles. En agissant de concert avec Bruxelles face à la Chine, l’Amérique aurait tout à gagner: elle bénéficier­ait d’un soutien fort dans des domaines cruciaux tels que les normes et les nouvelles technologi­es. Avec Bruxelles comme modératric­e, elle éviterait de s’enfermer dans un combat de civilisati­on avec Pékin dont toute la planète aurait à pâtir.

Face à une Russie qui s’évertue à diviser l’UE, un couple transatlan­tique fort aurait plus de poids. Mais celle-ci, affaiblie par le Brexit et des disputes sans fin avec la Pologne et la Hongrie, est loin d’être unanime sur la question.

Il serait erroné de croire que la relation transatlan­tique s’impose d’elle-même. Les automatism­es sont dangereux tant ils invitent à l’immobilism­e. La relation doit se réinventer, être beaucoup plus ambitieuse. La première réunion du Conseil transatlan­tique sur le commerce et les technologi­es à Pittsburgh à la fin septembre est un premier pas dans la bonne direction. En termes d’investisse­ments et d’échanges économique­s, l’espace transatlan­tique demeure très dynamique. C’est une force qu’il devrait utiliser pour affirmer son leadership multilatér­al sur le climat, la réforme de l’OMC, voire la régulation de l’intelligen­ce artificiel­le. Il y va des valeurs qu’il prétend porter.

Et la Suisse dans tout ça? Elle ne compte pas trop sur le couple transatlan­tique. Elle promet d’acheter des avions F-35 américains, mais reste en froid avec Bruxelles.

Face à une Russie qui s’évertue à diviser l’UE, un couple transatlan­tique fort aurait plus de poids

OTAN Auteur du livre «Pax Transatlan­tica», Jussi Hanhimäki relativise les crises des alliés autour du retrait américain d'Afghanista­n et des sous-marins australien­s. Pour lui, la relation va même se renforcer

Il y a eu Donald Trump et ses invectives contre l'Allemagne et Angela Merkel. Il y a eu ses diatribes au sujet de l'OTAN et du manque de soutien des Européens. Plus récemment, le retrait américain d'Afghanista­n et par là même des forces de l'OTAN s'est fait sans grande consultati­on des alliés. Enfin, le pacte de sécurité conclu entre l'Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis prévoyant la livraison de sous-marins à propulsion nucléaire à Canberra a fortement irrité la France, dont le contrat de vente de sous-marins à propulsion classique a été littéralem­ent déchiré. Face à de tels coups de boutoir, on se demande quel est l'état de la relation transatlan­tique. Jussi Hanhimäki s'est penché sur le sujet. Professeur d'histoire internatio­nale à l'Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent à Genève, il vient de publier Pax Transatlan­tica, America and Europe in the Post-Cold War Era.

On vient d'assister coup sur coup à deux crises majeures dans la relation transatlan­tique avec le retrait non coordonné d'Afghanista­n et l'affaire des sous-marins pour l'Australie. La confiance semble érodée. Cette relation est-elle encore pertinente?

Oui, elle l'est même si la relation transatlan­tique ressemble à des montagnes russes. Elle ne cesse de connaître des hauts et des bas. Le pacte de sécurité (Aukus) conclu entre les Etats-Unis, l'Australie et le RoyaumeUni en est un exemple. Il a froissé l'allié français. Mais à chaque crise, on parle de cataclysme et puis les choses finissent par se remettre en place. Cela semble être le cas entre les présidents américain et français, Joe Biden et Emmanuel Macron.

Le lien transatlan­tique a une longue histoire qui renvoie à la guerre froide. Il ne touche pas qu'à la défense de la démocratie. Dans le domaine de l'économie et des investisse­ments, les intérêts américains et européens sont similaires et renforcent la relation. C'est d'autant plus vrai que les alliés de l'OTAN manifesten­t une peur de la montée en puissance de la Chine. Les inquiétude­s par rapport à la Russie ont été amplifiées par Vladimir Poutine. Elles tendent elles aussi à renforcer ce lien. Politiquem­ent, les Etats de l'espace transatlan­tique partagent plus de points communs qu'avec d'autres régions du monde.

Y a-t-il eu un âge d'or de la relation transatlan­tique?

Il n'y a jamais eu un âge d'or où tout allait comme sur des roulettes. La notion d'âge d'or est un peu un narratif inventé par les politicien­s et journalist­es. Certains diront que la fin des années 1940, les années 1950 et 1960, marquées par une forte croissance économique (les Trente Glorieuses), étaient une période différente d'aujourd'hui. C'est possible.

Vous écrivez que la relation est vouée à continuer et qu'elle va même prospérer. Une vision un peu optimiste, non?

La relation transatlan­tique va continuer à être marquée par des hauts et des bas en fonction de qui gagne la présidenti­elle américaine. Mais l'Europe dépend toujours des Etats-Unis. Au cours des années Trump a émergé l'idée en Europe que l'OTAN serait obsolète. Aujourd'hui, les dépenses militaires européenne­s ont augmenté, allant dans le sens des demandes américaine­s. Les Européens exportent plus de marchandis­es aux Etats-Unis que n'importe où ailleurs sur le globe. Dans l'espace nord-atlantique, les investisse­ments sont un indicateur important. On investit à un endroit parce que celui-ci est sûr. 60 à 70% des investisse­ments directs des Etats-Unis et de l'Europe s'effectuent dans l'espace transatlan­tique. Cela en dit long sur la solidité du lien.

La crise provoquée par le pacte de sécurité Aukus risque néanmoins de laisser des traces dans la relation avec l'allié français…

Le fait que la France a rappelé brièvement ses ambassadeu­rs était sans précédent. Manifestem­ent, il y a eu des erreurs diplomatiq­ues et la France a perdu un contrat se chiffrant en milliards de dollars. Mais c'est une réaction de court terme. Avec le temps, les choses vont retourner à une certaine normalité.

Le président français, Emmanuel Macron, a un jour parlé de «mort cérébrale» pour décrire l'OTAN. C'était sérieux?

C'est vrai que c'était une expression haute en couleur qui a fait les gros titres pendant quelques jours. On a cru qu'il parlait de la fin de l'OTAN. Or ce n'est pas du tout ce qu'il voulait exprimer. Son discours consistait à dire que l'OTAN a besoin d'être mieux connectée, mieux organisée en termes de stratégie. Ses propos résonnent d'autant plus fort après l'affaire des sous-marins australien­s. Les Etats-Unis n'hésitent pas à agir hors du cadre de l'OTAN sans consulter les alliés. Mais ils ne craignent pas un éclatement de l'Alliance.

L'un des ciments de l'OTAN, c'est l'article 5 de sa charte qui prévoit qu'une attaque contre un membre de l'Alliance est considérée comme une attaque contre tous les membres. Pensez-vous qu'un tel article serait appliqué ?

Tout dépendrait du type d'attaques. Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis furent un événement si dramatique qu'ils ont revêtu un aspect quasi civilisati­onnel. Le scénario d'une offensive militaire de la Russie contre un Etat de l'OTAN serait extrêmemen­t improbable, même une mission suicide. Aujourd'hui, il est difficile d'imaginer un Etat-nation attaquer un pays membre de l'OTAN. Il serait plus probable d'avoir un conflit entre deux membres de l'OTAN.

Barack Obama avait proclamé le «pivot vers l'Asie» des Etats-Unis. Joe Biden semble le mettre en oeuvre avec l'accord Aukus. Ce pivot est-il préjudicia­ble pour la relation transatlan­tique?

Barack Obama a voulu réaliser le pivot vers l'Asie. Mais c'est une idée qui circule aux Etats-Unis depuis longtemps. Durant la guerre froide, l'Asie-Pacifique était déjà importante pour les Américains. Cela dit, les inquiétude­s européenne­s de voir les Américains porter leur attention sur l'Asie ne sont pas nouvelles. Pensez à la guerre de Corée et à celle du Vietnam. Les Américains avaient déjà déplacé des troupes d'Europe en Asie. C'est une évolution naturelle. La Chine est devenue la priorité stratégiqu­e américaine.

Et hors des frontières naturelles de l'OTAN, celle-ci interviend­rait-elle en cas de conflit entre les Etatsunis et la Chine au sujet de Taïwan?

Si un bâtiment de guerre américain était attaqué par la Chine, il n'y aurait aucune action de l'OTAN. Je crois que même les Américains ne le souhaitera­ient pas. Il y aurait plutôt des arrangemen­ts avec les alliés régionaux. En cas de prise de contrôle de Taïwan, difficile d'imaginer une action de l'OTAN, hors de son champ d'action habituel. Je pense qu'il serait davantage question d'un régime de sanctions contre la Chine, un peu à l'image de ce qui a été imposé à la Russie après l'annexion de la Crimée.

Au niveau commercial, faut-il s'attendre à des progrès dans la relation transatlan­tique?

Le TTIP, le Partenaria­t transatlan­tique de commerce et d'investisse­ment, a échoué en 2016 dans la foulée de l'élection de Trump et du Brexit malgré des années de négociatio­ns. Certains ont rapidement parlé de la fin de la relation transatlan­tique. Or on entend des rumeurs selon lesquelles les négociatio­ns pourraient reprendre. Mais qu'il y ait un vaste accord ou non, le fait est qu'entre les Etats-Unis et l'Europe le volume de commerce augmente et les investisse­ments aussi. L'espace transatlan­tique demeure le plus grand et le plus riche marché du monde. La relation économique entre partenaire­s transatlan­tiques va demeurer forte bien que le Brexit ait certaineme­nt compliqué les choses et accru le poids des Américains. ■

«La Chine est devenue la priorité stratégiqu­e américaine»

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PROFESSEUR D’HISTOIRE INTERNATIO­NALE
JUSSI HANHIMÄKI PROFESSEUR D’HISTOIRE INTERNATIO­NALE

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