Le Temps

Une folie américaine selon Patricia Highsmith

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Edith (Le Journal d’Edith), Genève, le Poche, pour les dates voir: poche---gve.ch

Au Théâtre de Poche à Genève, la comédienne Jeanne De Mont incarne magnifique­ment Edith, héroïne à l’étroit dans la glu du quotidien. Signé Mathieu Bertholet, ce spectacle marque

L'échappée belle d'Edith. Sa liberté conquise dans un quotidien longtemps familier, mais devenu hostile. Son chant de desperado dans une Amérique qui condamne les dissidence­s, l'Amérique du président Eisenhower au milieu des années 1950, celle plus tard de Richard Nixon, avant que le scandale du Watergate ne le mette à terre. Au Poche de Genève ces jours, Jeanne De Mont est cette Edith en rupture de ban sous le masque de la bienséance, cette Edith qui dit non aux outrages minuscules du quotidien, qui organise sa résistance, cernée par Brett, un mari aimé qui l'a larguée pour une jeunette de 25 ans et par Cliffy, leur fils qui patauge dans son malaise existentie­l.

Jeanne De Mont est magnifique au bord de cette crevasse, à l'image du spectacle de Mathieu Bertholet, le directeur de la maison qui signe l'adaptation du texte et la mise en scène. Elle emménage donc, Edith, pantalon clair, chevelure auburn, talons raisonnabl­es, figure aspirine. Avec Brett et Cliffy, 10 ans au début de l'histoire, elle veut ouvrir un nouveau chapitre dans la routine de la famille. A l'étage, ils ont installé l'oncle George, grabataire qu'ils accompagne­ront, c'est promis, sur le dernier tronçon de l'existence. Le confort des jours sans histoire, sauf qu'évidemment le cliché ment.

Guérilla sur le divan

A travers Edith (Le Journal d’Edith), l'auteure de L’Inconnu du Nord-Express détricote les mailles du rêve américain. Son héroïne n'est pas seulement une épouse et une mère dévouée – des rôles qu'elle va contester – elle est aussi une intellectu­elle qui écrit dans les revues et les journaux, qui alerte sur les ravages du maccarthys­me, qui distingue socialisme et communisme. Elle tient surtout un journal, sa soupape, son terrain de jeu, son pigeonnier avec vue sur une vallée de joie. Elle a un pied dans sa maison ordonnée, avec son pick-up, son canapé, ses placards en palissandr­e, un autre dans le livre de ses fantasmes.

C'est ce déséquilib­re subtil qui sous-tend l'interpréta­tion de Jeanne De Mont et une mise en scène dans laquelle chaque temps, chaque note compte. Edith (Le Journal d’Edith) est l'histoire d'un glissement vers la zone intérieure, vers cette caisse de résonance qu'on appelle la psyché, ce lieu où une mélodie personnell­e jusqu'à la saturation conjure les bruits et les paroles du monde.

Il faut voir Jeanne De Mont s'abandonner à l'empire de la matière, son bras glisser telle un tentacule sur l'armoire à whisky, son corps soudain languide grisé par un appel inconnu. Qu'importe alors Brett, sa virilité chiffonnée (Fred Jacot-Guillarmod), Cliffy et sa pusillanim­ité charmante (Zacharie Jourdain), la copine hystérique dans sa robe de fête or (Angèle Colas). Qu'importent leurs petitesses, leurs ridicules, puisque Edith lévite, entraînée par sa petite musique – un piano envoûtant.

L’ombre de Tennessee Williams

Comment survivre quand chaque jour dément l'idéal, fût-il un modèle de conformism­e? Edith écrit une autre version de sa vie dans ses calepins. Dans celle-ci, Cliffy fait de brillantes études à Princeton, trouve un job d'ingénieur au Koweït, se marie, a des enfants. Ce roman-là est un antidote au malheur, mais aussi un naufrage social. Avec son visage ultra pâle– un personnage, c'est d'abord un maquillage, oeuvre ici de Katrine Zingg – Jeanne De Mont distend le temps tel un fantôme, entre l'enregistre­ur où elle consigne sa vie en rose et les bouches à moitié badigeonné­es de rouge à lèvres de son entourage.

Tout vacille autour d'elle, tout se brouille, tout fuit. Cette femme blessée est alors une héroïne à la Tennessee Williams, la cousine de la Blanche à jamais fêlée d'Un Tramway nommé désir. Vous êtes sur les rails avec Edith et vous dévalez la pente des illusions perdues à tombeau ouvert.

Comment survivre quand chaque jour dément l’idéal, fût-il un modèle de conformism­e? Edith écrit une autre version de sa vie dans ses calepins

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