Ton nom, liberté, sur le dos des migrants
Dans «L’homme qui a vendu sa peau», un réfugié syrien gagne son indépendance en se compromettant avec l’art contemporain. Une parabole drolatique du monde actuel
Il a eu de la chance, Sam Ali (Yahya Mahayni)! Pour avoir improvisé une petite danse nuptiale dans l'autobus en l'honneur de la femme qu'il aime, il se retrouve en prison, car on ne plaisante pas avec les comportements licencieux en Syrie. Il réussit à s'échapper et, fuyant la guerre civile, se réfugie au Liban, où il rêve de rejoindre Abeer, établie en Belgique avec un mari qu'elle n'a pas choisi.
Alors qu'il pille le buffet d'un vernissage, il fait la connaissance de Jeffrey Godefroy (Koen De Bouw). Cet artiste très coté propose à l'émigré un deal lui garantissant de retrouver sa liberté de mouvement, et bien payé qui plus est. Marché conclu: il tatoue le visa Schengen sur le dos de Sam! Le succès est total. Le monde de l'art s'ébaubit de cette folle audace, la cote de l'oeuvre grimpe. Quant au tableau vivant, il peut se rendre en Belgique. Mais le prolo de l'art fait ses heures de présence dans les musées et les galeries, assis et penché en avant dans une attitude servile ou prenant au mieux la posture du Penseur de Rodin.
Mythe faustien
Kaouther Ben Hania a tourné trois longs métrages marquants, Le Challat de Tunis, qui décrypte le comportement d'un triste motocycliste tailladant les fesses des femmes, La Belle et la meute, qui retrace le chemin de croix d'une femme violée, et Zaineb n’aime pas la neige, dans lequel une petite Tunisienne s'inquiète d'aller vivre au Canada. La réalisatrice tunisienne élargit sa thématique avec L’homme qui a vendu sa peau.
Le titre résume l'intrigue d'une comédie grinçante qui s'ancre avec finesse dans la réalité du monde actuel. Cet aggiornamento du mythe faustien évoque la guerre civile en Syrie et les crises migratoires, rappelle l'éternelle lutte des classes, raille les dérives de l'art contemporain prompt à rétablir l'esclavage quand il s'agit de faire du buzz et de la thune. Et c'est aussi une histoire d'amour menée contre les traditions et les circonstances.
Rébellion
Sam, l'homme transformé en oeuvre, n'est pas un personnage aimable, mais un râleur, un homme blessé qui renaude et finit par se révolter – désopilante scène de vente aux enchères où, tablant sur les préjugés attachés au monde arabe, il lui suffit de crier «bang!» pour mettre l'assemblée en déroute. Cette rébellion annonce une conclusion à double fond tout à fait réjouissante, célébrant le génie de l'arnaque qui fonde l'art contemporain.
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L’homme qui a vendu sa peau (The Man Who
Sold His Skin), de Kaouther Ben Hania (Tunisie, 2020), avec Yahya Mahayni, Dea Liane, Koen De Bouw, Monica Bellucci, 1h44.