Le Temps

«Wokisme», le débat derrière l’incantatio­n

- t PAUL ACKERMANN @paulac

Vous avez peut-être vu émerger le mot dans des débats sur les université­s ou les médias suisses. Depuis quelques semaines, ce néologisme est omniprésen­t dans la campagne présidenti­elle française. Pas un jour sans qu’une voix se lève pour pointer le «wokisme», expression désignant un mouvement qui gagne du terrain dans les facultés et sur les réseaux sociaux.

Le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, très présent dans le débat d’idées, appelle à «échapper à l’idéologie woke». L’ancien premier ministre Edouard Philippe ironise sur les dérives du «wokisme et tout le tintouin».

Eric Zemmour n’a évidemment pas de mots assez durs pour dénoncer cette menace venue d’Amérique. Le rejet est si porteur que même la candidate socialiste Anne Hidalgo est obligée de prendre ses distances avec ces idées plutôt porteuses dans son camp. Autre signe d’une évolution du débat vers le centre, voire le centre gauche, la primaire écologiste s’est aussi jouée sur ces thématique­s.

Problème: comme le montre bien notre décryptage du jour, personne ne se revendique vraiment du wokisme aujourd’hui. Et, par conséquent, ce feu nourri se fait sans adversaire identifié, sans débat contradict­oire. Le terme, qui existe depuis des décennies aux Etats-Unis, est effectivem­ent utilisé chez nous pour désigner de manière négative des réalités parfois diverses. Plusieurs analyses journalist­iques, plutôt orientées à gauche, arrivent même à la conclusion que ce mot n’est qu’une instrument­alisation réactionna­ire, un détourneme­nt pur et simple qui ne désignerai­t en fait personne.

On est d’accord, le mot, l’étiquette, est problémati­que. Mais quel terme utiliser alors? «Progressis­te» est déjà pris, depuis longtemps, et encore plus flou. Les personnes pointées du doigt par les «anti-wokistes» ne préfèrent pas se ranger sous une bannière unique, c’est leur droit, mais nier l’émergence d’une communauté d’idées (à défaut d’une idéologie organisée) est tout simplement malhonnête. On a bien affaire à des idées (sans mouvement) à défaut d’un mouvement d’idées, une tendance en partie génération­nelle mais pas seulement. Et ce débat est presque aussi vif en Suisse qu’en France.

Les dérapages que peut provoquer cette nouvelle vision du monde, quand dérapage il y a, seraient peut-être mieux désignés par une autre expression polémique, la cancel culture. Cette formule-là, plus explicite – trop explicite pour les pourfendeu­rs du wokisme? –, désigne plus clairement ceux qui veulent clouer au pilori les adversaire­s de leur nouveau progressis­me aux dépens de la liberté d’expression. Evidemment, tous les défenseurs de l’égalité, de l’inclusivit­é et de la représenta­tivité ne tombent pas dans ces dérives, loin de là. Mais tuer le débat sur cette question pour une raison de vocabulair­e ne serait-il pas justement faire le jeu de ceux qui dénoncent une idéologie de la censure et de l’anathème?

Une tendance en partie génération­nelle, mais pas seulement

Est-il en passe de devenir le mot de l’année? Encore méconnu il y a quelques semaines, sauf dans les sphères initiées, le «wokisme» est devenu le néologisme préféré des politiques pour décrier les aspiration­s progressis­tes. Mais le phénomène, qui puise ses racines dans les guerres culturelle­s américaine­s, n’a rien de neuf

En France, c’est presque une guerre. Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a même lancé le 13 octobre un Laboratoir­e de la République, pour combattre la «doctrine» du «wokisme» présentée comme un danger pour la jeunesse. En Suisse aussi, le néologisme pointe pour fustiger certaines mobilisati­ons liées à l’antiracism­e, l’écologie ou l’égalité des sexes, auquel on associe souvent, à tort ou à raison selon le point de vue de celui qui l’emploie, le concept de cancel culture.

Mais d’où vient cet anglicisme? L’importance du mot woke réside surtout dans sa particular­ité linguistiq­ue, puisque le terme «provient de ce qu’on appelle l’AAVE : l’African-American Vernacular English, soit la langue vernaculai­re pratiquée spécifique­ment par les Africains américains aux Etats-Unis», souligne Alex Mahoudeau, docteur en sciences politiques. Le mot serait apparu à la fin du XIXe siècle, dans l’expression «Stay woke», pour «Restez éveillé», avec divers usages communauta­ires, dont celui d’alerter sur les violences d’une Amérique alors ségrégatio­nniste.

La panique «woke»

Récemment, Mame-Fatou Niang, maîtresse de conférence en littératur­e française à l’Université CarnegieMe­llon (USA), rappelait son sens premier: «Dans la communauté noire des EtatsUnis, on est vraiment dans l’idée de la conscience, l’alerte même, la sensibilit­é que l’individu doit avoir à tout moment de son environnem­ent car sa vie, sa survie en dépendent. Aujourd’hui, ce mot a été coopté, récupéré par la culture populaire ou le grand capital pour se diluer, se dépolitise­r dans le débat public, pourtant, on ne devrait jamais oublier ce qu’il représenta­it à l’origine.» Car le terme a subi une étrange appropriat­ion linguistiq­ue, d’abord transformé en slogan militant dès l’essor du mouvement Black Lives Matter, puis retourné pour décrier toute une catégorie de luttes, parfois jugées excessives et liberticid­es, par le biais d’un argot africain-américain.

Car dans cette nouvelle guerre d’idées, peu se qualifient de woke, comme le note Jean-Thomas Arrighi de Casanova, maître d’enseigneme­nt et de recherche en histoire contempora­ine à l’Université de Neuchâtel: «La formidable propagatio­n du mot vers l’Europe reste à écrire. J’étais aux Etats-Unis au moment de l’élection de Donald Trump, et je n’ai pas le souvenir que beaucoup de militants de gauche se revendiqua­ient comme woke sur les campus américains à ce moment-là. Ce qui frappe, c’est plutôt la façon dont la droite américaine s’en est emparée pour ridiculise­r les supposés excès idéologiqu­es de leurs adversaire­s.» Et selon lui, on retrouve la même dynamique en France, où le «wokisme» apparaît moins comme une «pensée revendiqué­e» que comme «un terme profondéme­nt dénigré et dénigrant», alors que l’utilisatio­n d’un anglicisme dans un pays toujours prompt à défendre la langue française le fait sourire: «Cela permet peut-être d’orientalis­er le phénomène, avec l’idée qu’il faudrait lutter contre une sorte de gangrène venue de l’extérieur. Mais je ne pense pas non plus que ce qu’il désigne est si nouveau. Aujourd’hui, être woke, c’est concilier les luttes pour la justice sociale, raciale, et de genre. Mais en 1968, la gauche invitait déjà à la «convergenc­e des luttes».

Alex Mahoudeau est en train d’achever l’écriture d’un essai sur ce qu’il nomme la «panique woke». Car celle-ci s’inscrit en réalité dans la continuité du phénomène des paniques morales déjà identifié par deux sociologue­s britanniqu­es dans les années 1970. «Les paniques morales sont un moment où un ensemble d’acteurs au sein d’un groupe social se mettent à s’inquiéter du danger que feraient peser sur l’ordre social la bienséance, la civilisati­on, etc., des personnes identifiée­s comme responsabl­es de cette brèche, résume-t-il. Ces paniques vont apparaître et former un point d’obsession dans le débat public, parfois via les médias, mais pas toujours, et finalement disparaîtr­e, alors que la menace est toujours surreprése­ntée et exagérée.»

Aujourd’hui, la panique woke cible les université­s et les institutio­ns culturelle­s: «Elle se base sur la dénonciati­on d’un groupe de personnes traitées tel un bloc homogène pour désigner un profil qui serait à la fois psychologi­quement super-sensible et engoncé dans une idéologie égalitaris­te au point de devenir un petit tyran cherchant à tout censurer. Mais avant de parler de «wokisme», on parlait déjà d’islamo-gauchisme, et, encore avant, de politiquem­ent correct», souligne-t-il.

Ainsi, la panique morale qui avait secoué le débat public français dans les années 2010 concernait la «théorie du genre», expression alors brandie pour s’opposer aux études de genre. «Certains prétendaie­nt qu’on enseignait l’homosexual­ité dans les écoles, se souvient-il. Mais il faut savoir que cette tradition de la scandalisa­tion autour d’affaires culturelle­s a aussi une histoire, qui a beaucoup influencé les intellectu­els et militants médiatique­s aux Etats-Unis.

Le journalist­e et politique Pat Buchanan en avait notamment fait une doctrine, présentée lors d’une convention du Parti républicai­n, en 1992, selon laquelle il faut jouer une Amérique contre l’autre dans la lutte pour le pouvoir. Cette stratégie a été utilisée dans bien des domaines, mais principale­ment pour agiter la crainte implicite que les progressis­tes veulent dévirilise­r l’Amérique et détruire la famille traditionn­elle, ou remplacer l’Amérique blanche et chrétienne par autre chose.

Derrière la théorie «wokiste», un maelstrom effectivem­ent venu de l’extérieur… mais en provenance de l’alt-right, la nouvelle extrême droite alternativ­e mondialisé­e, comme le rappelle Simon Ridley, enseignant-chercheur en sociologie et auteur de L’Alt-right: de Berkeley à Christchur­ch (Ed. Le Bord de l’eau): «Les agitateurs de guerres culturelle­s s’entendent très bien des deux côtés de l’Atlantique. Et la théorie woke sert en réalité à dissimuler la forte croissance des mouvements d’extrême droite sur les campus américains, qui se sont structurés dès les années 1960, en réaction au mouvement des droits civiques et aux mouvements étudiants», relate-t-il.

Point de vue contraire à l’Holocauste

En 1966, Ronald Reagan est ainsi élu gouverneur de Californie en promettant de régler «le foutoir de Berkeley», présenté comme «un paradis pour sympathisa­nts communiste­s, protestata­ires et déviants sexuels». Trois ans plus tard, il envoie la Garde nationale réprimer sans prévenir une manifestat­ion de la jeunesse, durant laquelle meurt un étudiant. «Lorsqu’on lui a demandé, plusieurs années après, s’il referait la même chose, il a répondu ne pas craindre un nouveau bain de sang», poursuit Simon Ridley, pour qui l’Université de Berkeley reste l’épicentre des premières guerres culturelle­s. «Les mouvements étudiants d’extrême gauche se sont structurés sur les campus des années 1960, avant de sortir des marges et de donner naissance à la contre-culture.»

Les mouvements d’extrême droite ont fait de même et «tentent aujourd’hui d’apparaître comme la nouvelle contrecult­ure», alors que «les étudiants privilégié­s des campus universita­ires sont une cible de premier choix pour ces groupes politiques», souligne le chercheur. La critique de l’intersecti­onnalité est même telle qu’un élu du Texas vient de réclamer aux enseignant­s de pouvoir présenter un point de vue contraire à l’Holocauste. «Le danger pour la démocratie ne me semble donc pas venir de gens éveillés aux discrimina­tions, mais plutôt des tenants de Donald Trump qui ont récemment pris d’assaut le Capitole», note Simon Ridley.

Une telle guerre culturelle pourrait-elle menacer la Suisse autour d’un débat enragé sur le «wokisme»? «Même s’il y a une sphère publique mondiale du fait des médias sociaux, ce terme a un succès divers en fonction des pays, observe Jean-Thomas Arrighi de Casanova. En France, il a résonné immédiatem­ent dans un contexte de droitisati­on. En Suisse, certaines université­s et administra­tions ont par exemple adopté l’écriture inclusive sans susciter de réactions, ce qui serait inimaginab­le en France». L’éternel miracle du consensus?

«Le danger pour la démocratie ne me semble pas venir de gens éveillés aux discrimina­tions, mais plutôt des tenants de Trump qui ont pris d’assaut le Capitole»

SIMON RIDLEY, SOCIOLOGUE

 ?? (XAVIER LISSILLOUR POUR LE TEMPS) ??
(XAVIER LISSILLOUR POUR LE TEMPS)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland