Au chevet de la France, des médecins sans remèdes (ou presque)
«Nul atlas ne permet de se repérer dans cette France nouvelle où chacun ignore ce que fait l'autre.» Mise en exergue, cette phrase résume bien le contenu passionnant de La France sous nos yeux (Ed. Seuil), l'essai sociologique que Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely viennent de publier sur ce labyrinthe qu'est l'Hexagone en pleine fièvre pré-présidentielle. Le premier, directeur des études d'opinion à l'IFOP, avait précédemment publié L’Archipel français, dans lequel il faisait le constat d'une préoccupante fragmentation républicaine.
L'angle est ici le même. Mais le stéthoscope a laissé place au microscope. Les deux auteurs passent au crible tout ce qui, selon eux, caractérise la France d'aujourd'hui: du bouleversement des paysages urbains par les entrepôts géants d'Amazon aux nouveaux modes de consommation télévisés via Netflix, en passant par l'explosion de l'économie souterraine et l'avènement d'une industrie festivalière en passe de devenir le phare culturel du pays.
J'ai entamé l'étude fouillée de Fourquet et Cassely après avoir refermé l'essai de David Djaïz, Le Nouveau Modèle français (Allary). L'avantage de cette chronologie est qu'elle permet de comprendre comment on en est arrivé là. Haut fonctionnaire du Ministère des finances, diplômé de l'Ecole normale supérieure – le graal de l'élite intellectuelle française –, le provincial (version sud-ouest) Djaïz refait le film des années 1944-2020 en accéléré. Revoici, sous sa plume un tantinet nostalgique, la France du réalisateur Claude Sautet dans laquelle «les cadres, véritables coeurs d'innovation, étaient le moteur de la culture commune». On sent chez l'auteur, social-démocrate convaincu, le goût des compromis sociaux rêvés de jadis.
«Si la bourgeoisie française prétendait être reconnue comme dominante, écrit-il dans son chapitre «La culture de masse ou le triomphe du barbecue», sur l'orée des années 1970, elle ne cherchait aucunement à se diffuser, mais plutôt à s'imposer comme la forme la plus raffinée de culture, tout en restant inaccessible aux classes inférieures.» En clair: les Français ne se parlaient déjà pas entre eux. Les divisions existaient. L'archipel pointait. Mais ils ne se détestaient pas. Et les classes aisées étaient alors enviées sans être jalousées, ou vilipendées.
Et après? Voilà le problème de ces ouvrages auxquels s'ajoutent bien d'autres essais diagnostics sur la France d'aujourd'hui et ses dérives ou fractures problématiques: ils accumulent les interrogations sans nommer toujours les responsables, ni dessiner des portes de sortie convaincantes. Citons par exemple, Les Epreuves de la vie: comprendre autrement les Français de Pierre Rosanvallon (Seuil), La Marmite gauloise: pourquoi le monde ne veut pas travailler avec nous, les Français de MarieJosé Astre-Démoulin et Jan Abellan (Ed. Boîte à Pandore) ou 2022, la flambée populiste de Mathieu Souquière et Damien Fleurot (Plon).
Ces trois livres n'ont pas grandchose à voir, et l'expertise de Pierre Rosanvallon sur l'état de la démocratie française place son essai au-dessus de la pile. Reste la même frustration, y compris après la lecture de David Djaïz qui, lui, essaie courageusement de dessiner des pistes pour l'avenir. Les observateurs de la société française sont affairés à disséquer les problèmes et à identifier les maux de cette République que tous jugent vacillante. Mais ils ne voient pas comment, sauf à miser sur les nouvelles générations et leurs passions écologiques, une transformation positive peut avoir lieu.
Je me suis demandé, après avoir refermé l'enquête de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, si ce travail d'investigation sociologique n'était pas, au final, une partie du problème. A force de se voir comme elle est, la France se décourage. A force d'être sans cesse ramenés à leurs fractures, à leurs différences, à leurs égoïsmes, mais aussi à leur soumission aux nouvelles formes de marchandisation et de consommation, les Français ont de plus en plus de mal à s'accepter et à pouvoir s'inventer un destin commun.
Cela ramène à l'état médical de la France, premier consommateur de psychotropes et de stupéfiants en Europe. Ses médecins de l'âme, sociologues, politologues et experts lui disent sans cesse: tout va mal. Alors que ce patient déprimé aimerait, peut-être, juste qu'on l'aide à trouver le bon remède.