Duras, invitée surprise d’un cabaret toqué
Esprits frappeurs, les comédiens et danseurs Marco Berrettini, Jonathan Capdevielle et Jérôme Marin signent «Music all», spectacle précieux parce qu’insolent et libre, à l’affiche du Pavillon de la danse jusqu’à samedi
Pas sûr que l’écrivaine Marguerite Duras eût apprécié ce portrait allumé d’elle! Mais les zutistes auraient ri à gorge déployée. Qui ça? Les zutistes, ces artistes qui, dans les années 1870, fouettaient les vaniteux, rimailleurs du dimanche et autres peintres officiels. Au Pavillon de la danse à Genève jusqu’à samedi, Jonathan Capdevielle, Marco Berrettini et Jérôme Marin sont zutistes sous leurs robes à gros noeud de farces et attrapes.
Ces trois ont une grâce: ils ont le théâtre dans le sang. Le premier, marionnettiste ventriloque, joue à nous faire peur depuis longtemps, endossant nos cauchemars en transformiste. Le second est un polyglotte du mouvement, il parle toutes les langues de la danse. Le troisième est une bête de cabaret. La raison de leur alliance? L’amour du music-hall. Ils signent Music all, pot-pourri libertaire, cadavre exquis pour temps de dépression.
Dans une société où l’empire du show s’étend jusqu’à la nausée, le théâtre est parfois ce lieu où la résistance s’organise, non pour en finir avec le spectacle, mais pour le libérer de ses camisoles de force. Le pire sort parfois de ce travail de démontage, le meilleur aussi. Marco Berrettini, Jonathan Capdevielle et Jérôme Marin composent une satire anarchique en apparence, décousue aussi, sous-tendue pourtant par un principe de plaisir. Bonheur du caprice, celui du fameux Cabaret Voltaire de Tristan Tzara et de sa bande pendant la première Guerre mondiale à Zurich.
Marelle hallucinée
Une aire de jeu dans la nuit. Avec une arche métallique à main gauche, un tourniquet au milieu, un pylône assorti d’une coque bleue. Un téléphone s’y cache. Sur toute la longueur au fond de la scène, une haie broussailleuse promet un eldorado. Il manque les enfants. Elles sont là, justement, trois filles girondes serrées dans leurs robes de goûter d’anniversaire frémissent sur un rythme de techno, pulsation de rave party. Ces Alice revenues du pays des Merveilles sautillent à présent, tandis que descend du pylône une chenille géante (Franck Saurel). Plus tard, un homme-papillon chantera les blessures du temps. Pour le moment, la petite bête qui descend du ciel relève de la licence poétique. Ce qu’on appelle aussi l’association libre.
Marco Berrettini, Jonathan Capdevielle et
Jérôme Marin changent de tempo comme d’étoffe. Voyez la métamorphose: ils portent de grosses lunettes, une coiffure d’institutrice à l’ancienne, un pull col roulé comme on en met sur les plages en hiver du côté de Trouville. Qui sont-ils? Marguerite Duras, pardi, l’auteure mondialement connue, comme elle disait d’elle-même, de L’Amant. Sur l’arche de la balançoire, les trois Duras pontifient: l’une glose sur le communisme, l’autre sur la musique, une troisième sur Bach et son mystère, tandis qu’un musicien (Ilel Elil) joue ses suites pour violoncelle, justement.
La singularité de Music all? Son parti pris impersonnel. A l’égotisme qui pullule, le trio préfère l’ironie en bande. A l’épanchement poisseux, le tête-à-queue surréaliste. Pas de «je» en érection ici, mais un «nous» qui, pour trousser son poème à tiroirs, pioche dans le vestiaire de la pop culture. «Détruire, dit-elle», répétait cette sacrée Marguerite Duras – titre de l’un de ses films. «Détruire», reprend le trio haut perché. Pour écrire encore et encore, pour éconduire les cuistres qui dissertent doctement sur le destin du monde, pour activer l’esprit de révolte. Les enfants terribles de Music all sont des zutistes accomplis.
■