Le Temps

L’affaire Petito et l’injustice raciale des féminicide­s

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @vdegraffen­ried

L'immense mobilisati­on soulevée par la disparitio­n de la jeune femme rappelle que les drames avec des victimes blanches bénéficien­t souvent d'une plus large médiatisat­ion

L’affaire avait tous les ingrédient­s pour tenir l’Amérique en haleine. La disparitio­n, en août, d’une jeune bourlingue­use blanche de 22 ans, posant, belle et souriante, sur Instagram, au milieu des paysages époustoufl­ants de l’Ouest américain, avec le hashtag #vanlife. La découverte de son corps, le 19 septembre, dans le parc national de Grand Teton, au Wyoming. Les traces de strangulat­ion révélées par l’autopsie. La disparitio­n de son compagnon, Brian Laundrie, très vite suspect numéro un, qui entretemps était rentré seul en Floride, chez ses parents. Puis, mercredi, la découverte de restes humains, près d’affaires lui appartenan­t, dans la réserve naturelle de Carlton. Elle révèle aussi une triste réalité: l’injustice raciale face aux féminicide­s.

«Elle s'énerve parfois»

Aux Etats-Unis, l’émotion autour du meurtre de Gabby Petito est vive, mais elle a largement dépassé les frontières du pays. Et si l’affaire semble avoir connu un épilogue mercredi, alors même que l’identifica­tion formelle des probables restes humains du fiancé pourrait encore prendre plusieurs jours, elle laisse des traces. Avant de disparaîtr­e, Gabby Petito a eu une altercatio­n, le 12 août, avec son compagnon, dans l’Etat de l’Utah. La police a dû intervenir. Sur les nombreux sites consacrés à la jeune femme, les mêmes images, tournées par la police, sont commentées en boucle: on y voit Gabby Petito, en pleurs, puis effondrée sur la banquette arrière d’une voiture de police, qui s’excuse d’avoir frappé en premier. Et Brian Laundrie, qui l’avait d’ailleurs demandée en mariage, dire notamment: «Elle s’énerve parfois.» La police avait décidé de les séparer pour la nuit.

Dès que l’autopsie a révélé les causes de la mort par strangulat­ion, Brian Laundrie a rapidement été soupçonné d’homicide, des soupçons ravivés par sa disparitio­n soudaine après avoir refusé de parler à la police. Un féminicide de plus? Oui, sauf que si Gabby Petito a bénéficié d’une telle médiatisat­ion, ce n’est pas uniquement à cause du décalage entre sa mort tragique et les images qui font rêver divulguées sur ses profils de réseaux sociaux la montrant dans une nature idyllique, c’est aussi parce qu’elle est Blanche. Très vite, sa disparitio­n a soulevé une mobilisati­on sans précédent et les soutiens se sont accrus pour retrouver son tueur. Or aux Etats-Unis, l’épidémie de féminicide­s reste encore souvent silencieus­e.

Un fléau en particulie­r inquiète: le phénomène des Amérindien­nes assassinée­s ou qui disparaiss­ent sans jamais être retrouvées. Dans ces mêmes grands espaces de l’Ouest américain que Gabby Petito sillonnait dans sa Ford blanche, pour un roadtrip censé durer quatre mois. Selon le National Indigenous Women’s Resource Center, les femmes autochtone­s aux Etats-Unis font six fois plus l’objet d’homicides que les Blanches. Et ces crimes ne font souvent pas l’objet d’enquêtes sérieuses. Deb Haaland, première Amérindien­ne à avoir été nommée ministre, a profité de l’affaire Petito pour le rappeler.

Un «cirque médiatique»

Rapidement, des voix se sont élevées pour dénoncer l’attention disproport­ionnée accordée aux féminicide­s touchant des Blanches par rapport aux femmes issues de minorités. Le médecin légiste Brent Blue, qui a procédé à l’autopsie de Gabby Petito, n’a pas hésité à dénoncer le «cirque médiatique» autour de l’affaire, en déplorant que d’autres victimes de violences conjugales ne bénéficien­t pas de la même attention de la part des médias.

En juillet, une Afro-Américaine a été découverte sans vie, dans le Michigan. Son petit ami, qui a avoué le crime, avait conservé son corps sept mois dans le sous-sol de leur maison. La même semaine, dans le Mississipp­i, William Chisholm a été reconnu coupable d’avoir tué son ex, Shauna Witt, un mois après leur rupture. Il l’a abattue de sang-froid dans la clinique ophtalmolo­gique où elle travaillai­t, rappelle le Guardian. Toujours cette même semaine, à Baltimore (Maryland), Gomezgeka Chisala avouait le meurtre de son ex, Shaunya Green. Une dispute qui a mal tourné. Une arme vite dégainée. Mais aucune de ces trois affaires, survenues peu avant la disparitio­n de Gabby Petito, n’a provoqué autant d’engouement que pour la jeune instagrame­use aux allures de mannequin. Deux des victimes étaient Afro-Américaine­s.

Dans une tribune publiée sur Bloomberg Law, le criminolog­ue Zach Sommers rappelle que la journalist­e Gwen Ifill est la première à avoir donné un nom au phénomène: le «syndrome de la femme blanche disparue», soit, explique-t-il, «l’idée que les jeunes femmes et filles blanches portées disparues – en particulie­r les blondes stéréotypé­es et séduisante­s issues de milieux privilégié­s – ont plus de chances de faire l’objet d’une couverture médiatique que les personnes disparues d’autres catégories démographi­ques». Dans une étude de 2016, il a confirmé ce biais. Et cherche désormais à sensibilis­er autour de cette inégalité. Sans pour autant minimiser l’ampleur de l’émotion provoquée par le meurtre de Gabby Petito. Pendant les deux mois de recherches intensives dans cette affaire, la police a d’ailleurs retrouvé au moins quatre autres corps de personnes disparues. ■

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