Le Temps

«La France a changé très vite, trop vite»

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD WERLY @LTwerly

L'écrivain Jean-Christophe Rufin vient de publier «Les Flammes de pierre», le roman d'une passion amoureuse sur fond de montagne et d'alpinisme

Dans Les Flammes de pierre (Gallimard) son nouveau roman, Jean-Christophe Rufin raconte le destin d’un couple soudé, puis abîmé par la montagne. Roman-miroir: l’écrivain français, installé depuis des années dans un chalet au pied du Mont Blanc, vit la montagne comme une passion. Passion sportive, lorsqu’il effectue des courses entre amis. Passion d’écriture, qui lui a fait redécouvri­r toute une partie de la littératur­e des cimes, de Ramuz à Frison Roche. Passion sociale aussi, tant la montagne et ses villages disent la France et ses défis.

La montagne et la littératur­e: c'est toute une histoire…

Il y a eu un âge d’or de la littératur­e de montagne après-guerre, jusque dans les années 60. Puis ce genre s’est éclipsé, pour faire place à d’autres récits. La montagne a, dans les livres, longtemps rimé avec la figure emblématiq­ue, et sacrificie­lle du guide. L’alpinisme lui aussi a changé, pour se diriger vers quelque chose de plus hédoniste. On a beaucoup sacrifié à l’image, à l’exploit, au récit de la «mort suspendue» sur les cimes de l’Everest. L’on vit aujourd’hui le retour d’une montagne synonyme d’écologie, de rapprochem­ent avec la nature, de milieu agressé par la pollution et le réchauffem­ent climatique. La montagne, parce qu’elle souffre comme nous, est redevenue une montagne humaine. La sensibilit­é du milieu montagnard est revalorisé­e.

«Les Flammes de pierre» raconte l'histoire d'amour d'un couple. Mais en arrière-plan, c'est une partie de la France que vous décrivez...

La montagne française, comme toutes les campagnes mais peut-être plus que d’autres, a d’abord terribleme­nt souffert de la fin des paysans. La Suisse, de ce point de vue, a été je crois beaucoup plus intelligen­te. Il suffit de franchir la frontière pour voir qu’en France, on a abandonné les exploitati­ons agricoles de montagne, remplacées par des bois noirs. C’est ce que je vois autour de chez moi: la montagne en France est devenue noire. Il n’y a plus d’alpages. Ils ont été remplacés par des forêts moches, pas entretenue­s, alors que les terrains agricoles restent sur le cadastre. L’autre blessure de la montagne française est la valorisati­on commercial­e de son espace: la mécanisati­on a déferlé, avec les remontées mécaniques le ski… Je ne fais pour ma part plus de ski de piste. Je ne supporte plus cette ambiance de métro aux heures de pointe. Et que voit-on lorsque l’hiver s’achève et que la neige fond? De grosses saignées au bulldozer, le long des pentes avec des canons à neige à l’arrêt, horribles. La montagne française a été défigurée.

Et cela dit quoi de la France? Vous êtes à l'Académie Française. Que vous inspire l'état actuel du pays?

Je ne suis pas optimiste. Dans la France montagnard­e que je côtoie, comme ailleurs dans le pays, les gens subissent plus qu’ils ne décident. On cultive le «c’était mieux avant» alors que les «trente glorieuses», ces décennies de croissance, ont aussi contribué à façonner la France d’aujourd’hui: autoroutes, tunnels, émigration massive des campagnes vers les villes… Beaucoup de gens ont l’impression d’être pris en otage par les grandes entreprise­s, les grands groupes de distributi­on, les grands équipement­s…J’ai l’impression que le pays a changé très vite, trop vite, sans le vouloir et sans le comprendre. Beaucoup de ces changement­s sociaux, culturels, religieux se sont faits à l’insu de la population. J’ai grandi dans une France très homogène, où la population était de souche blanche, classique, terrienne. Puis la transforma­tion démographi­que est intervenue sans que qu’elle soit assumée, expliquée. L’accumulati­on de rancunes n’est donc pas illégitime. On n’a pas demandé aux gens ce qu’ils voulaient et l’on aurait peut-être eu de sacrées surprises si on l’avait fait, comme c’est le cas en Suisse. Je parle avec les gens autour de moi. Beaucoup ont le sentiment de n’avoir jamais pris part aux décisions. C’est vrai ou c’est faux, mais c’est le ressenti. ■

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