Le Temps

«La stratégie de Taipei est de se rendre indigeste pour Pékin»

- ANTOINE BONDAZ CHERCHEUR À LA FONDATION POUR LA RECHERCHE STRATÉGIQU­E PROPOS RECUEILLIS PAR M. A.

C'est un réduit montagneux d'une superficie à peine inférieure à celle de la Suisse, séparé de la Chine continenta­le par un détroit large de 180 kilomètres et qui fait office de baromètre des tensions entre les deux principale­s puissances de la planète. Face à la récente multiplica­tion des provocatio­ns militaires chinoises, Taïwan redoute une prochaine invasion. Inquiétude compréhens­ible, selon Antoine Bondaz, expert à la Fondation pour la recherche stratégiqu­e à Paris, mais qu'il faut remettre en contexte.

Le 6 octobre, le ministre de la Défense taïwanais, Chiu Kuo-cheng, a affirmé que la Chine aurait la capacité d’envahir l’île dès 2025. Est-ce réaliste ou alarmiste?

Le ministre dit en réalité que le rapport de force est de plus en plus défavorabl­e à Taïwan. Et c'est vrai: la Chine modernise son armée depuis plus de trente ans, a multiplié son budget militaire par six en vingt ans et a considérab­lement accru ses capacités, notamment amphibies. Ce déséquilib­re croissant implique que Taïwan pourra très difficilem­ent faire face seul à une attaque, mais cela ne signifie pas que Pékin veuille en lancer une.

D'une part, les Taïwanais ne sont pas seuls. S'il n'y a pas d'alliance avec les Etats-Unis, ceux-ci fournissen­t des garanties de sécurité tout en cultivant à dessein une ambiguïté stratégiqu­e quant à la forme que prendrait leur interventi­on en cas de conflit. D'autre part, il faut soupeser le coût global d'une guerre. Américains, Européens, Japonais et Australien­s pourraient imposer des sanctions et faire de Pékin un paria de la communauté internatio­nale. Enfin, même en cas de victoire, il faudra contrôler l'île. Or elle est peuplée de 23 millions de citoyens qui vivent dans un système plus démocratiq­ue que certains pays d'Europe. Elle représente un contre-modèle terrible pour le Parti communiste: une société de culture chinoise, multiethni­que et qui s'est démocratis­ée de l'intérieur après avoir connu un système autoritair­e extrêmemen­t violent. Cette dimension est au coeur de la stratégie taïwanaise: rendre sa société indigeste pour la Chine.

Pourtant, une invasion est souvent présentée comme inéluctabl­e car le président Xi Jinping en aurait besoin afin de conforter son pouvoir...

Il n'y a pas de loi de l'histoire obligeant Pékin à attaquer, et il faut déconstrui­re ce discours. Depuis la proclamati­on de la République populaire en 1949, le Parti communiste considère que la conquête de Taïwan permettrai­t de réunifier le pays. Mais il s'agit d'une unité fictive, car l'île ne fait pas partie de la Chine, selon la formule officielle, depuis les «temps anciens».

Une invasion prochaine n'est pas non plus inéluctabl­e, car la fenêtre d'opportunit­é joue en faveur de la Chine. Plus elle attend, plus elle sera en position de force. Sous réserve d'une crise économique majeure, elle a plutôt intérêt à attendre dix ou vingt ans que de mener une offensive dans cinq ans. Et, tant qu'il n'y a pas rupture du statu quo, Pékin a surtout intérêt à laisser planer le doute. Cela lui permet d'alimenter son nationalis­me, de tester les défenses taïwanaise­s et de démoralise­r la population. L'idéal pour lui serait que le rapport de force devienne tellement défavorabl­e à Taïwan et que les garanties américaine­s soient si peu crédibles qu'il puisse, à travers quelques provocatio­ns, pousser l'île à abdiquer.

Est-ce que, aux yeux des Etats-Unis, Taïwan est aujourd’hui le baromètre de la rivalité avec la Chine?

Les Etats-Unis ont longtemps été concentrés sur les tensions au MoyenOrien­t ou dans la péninsule coréenne. Avec le retrait américain d'Irak et d'Afghanista­n et la hausse des tensions sino-américaine­s, les deux puissances se concentren­t sur leurs fondamenta­ux. Et Taïwan en est un. Ce n'est pas nouveau, puisqu'il y a déjà eu des crises en 1951, en 1958 et en 1996, et le discours de Pékin n'a pas beaucoup évolué sur cette question. Les provocatio­ns chinoises, si elles sont importante­s, restent limitées: la Chine n'envoie pas d'avions dans l'espace aérien taïwanais, ni de bateaux au-delà de la ligne médiane du détroit. Par ailleurs, elle simulait depuis longtemps des exercices de débarqueme­nt. Il faut donc relativise­r ces provocatio­ns. Ce qui change, c'est le rapport de force et l'attention médiatique portée à Taïwan.

Serait-il donc contre-productif que les EtatsUnis fournissen­t des garanties de sécurité plus explicites à Taipei?

Oui, car le maintien de l'ambiguïté stratégiqu­e américaine complique l'équation pour la Chine. Il faut par ailleurs éviter que l'on utilise une «carte Taïwan» pour faire pression sur Pékin. L'île a une existence propre, ses habitants ne sont pas une variable d'ajustement, et les utiliser contre les Chinois serait dangereux. La dramatisat­ion actuelle pourrait nous entraîner dans une spirale pouvant pousser la Chine à suspecter de nouvelles intentions occidental­es. Nous devons être prudents quant aux messages que nous envoyons et répéter que nous sommes favorables au statu quo. ■

«Plus la Chine attend, plus elle sera en position de force»

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Alors que les tensions entre Pékin et Taipei augmentent, le spécialist­e de l’Asie Antoine Bondaz dénonce une lecture fataliste quant à l’inévitabil­ité d’une invasion chinoise de l’île

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