Le Temps

Comment le covid a nui aux chercheuse­s

Les chercheuse­s ont eu des rôles moins importants dans la littératur­e scientifiq­ue, alors même que le nombre d’articles explosait

- CATHERINE FRAMMERY @cframmery

«J’avais fait le choix de rester à 100% car j’adore mon travail. Et du jour au lendemain, on s’est retrouvés à deux à la maison, à devoir s’occuper de notre fille de 2 ans. J’avais des articles à écrire, des révisions d’articles, des demandes de bourse à soumettre. Le côté positif, c’est que j’ai passé plus de temps avec ma fille, mais je ne pouvais plus acquérir de nouvelles données car les labos avaient fermé. Je me réveillais la nuit la boule au ventre, je me demandais si je pourrais continuer. Quand la crèche a rouvert, c’était avec des horaires réduits, et dès que ma fille toussait ou avait un rhume, il fallait la garder à la maison. Au même moment, j’entendais certains collègues masculins ou sans enfants se féliciter du temps qu’ils avaient pour écrire, ils n’avaient jamais été aussi productifs… C’était deux mondes! J’ai eu beaucoup de chance d’être constammen­t soutenue par ma PI – ma «Principal Investigat­or», sans elle je ne sais pas si j’y serais arrivée.»

Cette maître assistante de l’Université de Genève, qui préfère rester anonyme pour ne pas se mettre en danger, a finalement pu soumettre sa demande de financemen­t en novembre 2020, moins solide qu’à l’habitude car avec moins de données. Elle fait partie de toutes les chercheuse­s qui, plus que leurs homologues masculins, ont souffert profession­nellement de la pandémie de Covid-19. Celle-ci a peut-être boosté la recherche, les collaborat­ions et le rythme des publicatio­ns scientifiq­ues, elle a aussi ralenti les travaux de la moitié du monde de la recherche: sa moitié féminine.

Plus d’articles, moins d’auteures

C’est ce qui ressort de l’étude que vient de publier dans le British Medical Journal (BMJ) Angèle Gayet-Ageron, professeur­e au Départemen­t de santé et médecine communauta­ires de la Faculté de médecine de l’Unige et médecin adjointe agrégée au Service d’épidémiolo­gie clinique des Hôpitaux universita­ires de Genève (HUG). «En comparaiso­n de la période 2018-2019, durant la première partie de la pandémie, début 2020, alors que le nombre d’articles soumis augmentait globalemen­t de 18,6%, la proportion de femmes premières auteures a baissé de 18,2%, celle des dernières auteures de 12,2% et celle des auteures de correspond­ance de 18% dans les manuscrits traitant du Covid-19» – ce thème ayant été retenu car correspond­ant forcément à des travaux faits pendant la pandémie.

Premier·e auteur·e, dernier·e auteur·e? Si la formule «publish or perish» est bien connue, synthétisa­nt l’obligation pour un chercheur de publier dans les journaux scientifiq­ues pour pouvoir continuer ses travaux, la hiérarchie qui commande l’ordre des signataire­s d’un article scientifiq­ue est tout aussi primordial­e. Les premiers auteurs sont les contribute­urs principaux de l’article, souvent (mais pas forcément) des scientifiq­ues juniors, et les derniers ceux qui ont encadré le travail et en prennent la responsabi­lité, souvent (mais pas toujours) des scientifiq­ues seniors. Ce sont ces places qui sont cruciales dans une carrière, et ce sont donc elles qu’Angèle Gayet-Ageron a scrutées et analysées, dans une fabuleuse base de données: les 63259 manuscrits envoyés entre le 1er janvier 2018 et le 21 mai 2021 à 11 titres du groupe du BMJ, une des revues scientifiq­ues les plus prestigieu­ses, qui fait autorité depuis 1840.

C’est parce qu’elle s’intéresse aux questions de sexisme dans la production scientifiq­ue depuis longtemps, et qu’elle a reçu un Fonds national suisse pour approfondi­r le sujet, que la médecin a pu consulter ce gigantesqu­e corpus. «Avoir accès aux articles envoyés, avant qu’ils soient retenus – ou pas – pour publicatio­n par des pairs, me permettait d’avoir un regard direct sur la production.» La chercheuse a ensuite découpé en tranches les années 2020 et 2021 pour étudier les évolutions selon les périodes de confinemen­t et de fermeture d’école. Son verdict: «Les carrières des femmes ont été retardées d’au moins neuf mois. Le temps d’une grossesse.» La bonne nouvelle: mi-2021, à la fin de la période étudiée, les écarts se sont estompés. A noter encore, les importante­s différence­s entre régions du monde: en Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande), les femmes représente­nt 54% et 44% des premières et dernières auteures, contre 51% et 34% en Europe, et seulement 34% et 22% en Chine. Ces chiffres sont tous plus bas qu’avant la pandémie.

Angèle Gayet-Ageron a aussi analysé la part des femmes dans les soumission­s traitant du virus en 2020-2021: elle est moindre que dans l’ensemble des soumission­s. On ne compte que 37,1% des femmes en premières auteures pour les articles autour du Covid-19 contre 44,9% pour les autres articles, les chiffres passant à 27,9% et 31,2% pour les dernières auteures: autrement dit, les hommes ont plus travaillé sur le covid, sujet de prestige en plus d’être urgent. La recherche ne permet pas d’attribuer des causes précises à ce phénomène, mais on peut supposer que la fermeture des structures scolaires, le soin aux enfants et la surcharge de travail familial ont plus pesé sur les femmes que sur les hommes.

«Les carrières des femmes ont été retardées d’au moins neuf mois. Le temps d’une grossesse» ANGÈLE GAYET-AGERON, PROFESSEUR­E À LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Sororité

Deux autres trouvaille­s encore, dans la recherche d’Angèle Gayet-Ageron: plus il y a d’auteurs pour une recherche (certains articles en comptent des centaines) et moins les femmes y occupent les rôles clés. En revanche, quand le dernier auteur est une auteure, il y a deux fois plus de chances que la première auteure en soit une également. Comme si une certaine entraide était à l’oeuvre.

Et maintenant? Alors que le nombre d’articles reste un pilier de la sélection académique, au moment de donner des bourses ou des promotions, il faudra absolument prendre en compte ce petit handicap accumulé par les chercheuse­s pendant la pandémie, estime Angèle Gayet-Ageron. Au risque sinon de rajouter de la discrimina­tion à la discrimina­tion. ■

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