Comment le covid a nui aux chercheuses
Les chercheuses ont eu des rôles moins importants dans la littérature scientifique, alors même que le nombre d’articles explosait
«J’avais fait le choix de rester à 100% car j’adore mon travail. Et du jour au lendemain, on s’est retrouvés à deux à la maison, à devoir s’occuper de notre fille de 2 ans. J’avais des articles à écrire, des révisions d’articles, des demandes de bourse à soumettre. Le côté positif, c’est que j’ai passé plus de temps avec ma fille, mais je ne pouvais plus acquérir de nouvelles données car les labos avaient fermé. Je me réveillais la nuit la boule au ventre, je me demandais si je pourrais continuer. Quand la crèche a rouvert, c’était avec des horaires réduits, et dès que ma fille toussait ou avait un rhume, il fallait la garder à la maison. Au même moment, j’entendais certains collègues masculins ou sans enfants se féliciter du temps qu’ils avaient pour écrire, ils n’avaient jamais été aussi productifs… C’était deux mondes! J’ai eu beaucoup de chance d’être constamment soutenue par ma PI – ma «Principal Investigator», sans elle je ne sais pas si j’y serais arrivée.»
Cette maître assistante de l’Université de Genève, qui préfère rester anonyme pour ne pas se mettre en danger, a finalement pu soumettre sa demande de financement en novembre 2020, moins solide qu’à l’habitude car avec moins de données. Elle fait partie de toutes les chercheuses qui, plus que leurs homologues masculins, ont souffert professionnellement de la pandémie de Covid-19. Celle-ci a peut-être boosté la recherche, les collaborations et le rythme des publications scientifiques, elle a aussi ralenti les travaux de la moitié du monde de la recherche: sa moitié féminine.
Plus d’articles, moins d’auteures
C’est ce qui ressort de l’étude que vient de publier dans le British Medical Journal (BMJ) Angèle Gayet-Ageron, professeure au Département de santé et médecine communautaires de la Faculté de médecine de l’Unige et médecin adjointe agrégée au Service d’épidémiologie clinique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). «En comparaison de la période 2018-2019, durant la première partie de la pandémie, début 2020, alors que le nombre d’articles soumis augmentait globalement de 18,6%, la proportion de femmes premières auteures a baissé de 18,2%, celle des dernières auteures de 12,2% et celle des auteures de correspondance de 18% dans les manuscrits traitant du Covid-19» – ce thème ayant été retenu car correspondant forcément à des travaux faits pendant la pandémie.
Premier·e auteur·e, dernier·e auteur·e? Si la formule «publish or perish» est bien connue, synthétisant l’obligation pour un chercheur de publier dans les journaux scientifiques pour pouvoir continuer ses travaux, la hiérarchie qui commande l’ordre des signataires d’un article scientifique est tout aussi primordiale. Les premiers auteurs sont les contributeurs principaux de l’article, souvent (mais pas forcément) des scientifiques juniors, et les derniers ceux qui ont encadré le travail et en prennent la responsabilité, souvent (mais pas toujours) des scientifiques seniors. Ce sont ces places qui sont cruciales dans une carrière, et ce sont donc elles qu’Angèle Gayet-Ageron a scrutées et analysées, dans une fabuleuse base de données: les 63259 manuscrits envoyés entre le 1er janvier 2018 et le 21 mai 2021 à 11 titres du groupe du BMJ, une des revues scientifiques les plus prestigieuses, qui fait autorité depuis 1840.
C’est parce qu’elle s’intéresse aux questions de sexisme dans la production scientifique depuis longtemps, et qu’elle a reçu un Fonds national suisse pour approfondir le sujet, que la médecin a pu consulter ce gigantesque corpus. «Avoir accès aux articles envoyés, avant qu’ils soient retenus – ou pas – pour publication par des pairs, me permettait d’avoir un regard direct sur la production.» La chercheuse a ensuite découpé en tranches les années 2020 et 2021 pour étudier les évolutions selon les périodes de confinement et de fermeture d’école. Son verdict: «Les carrières des femmes ont été retardées d’au moins neuf mois. Le temps d’une grossesse.» La bonne nouvelle: mi-2021, à la fin de la période étudiée, les écarts se sont estompés. A noter encore, les importantes différences entre régions du monde: en Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande), les femmes représentent 54% et 44% des premières et dernières auteures, contre 51% et 34% en Europe, et seulement 34% et 22% en Chine. Ces chiffres sont tous plus bas qu’avant la pandémie.
Angèle Gayet-Ageron a aussi analysé la part des femmes dans les soumissions traitant du virus en 2020-2021: elle est moindre que dans l’ensemble des soumissions. On ne compte que 37,1% des femmes en premières auteures pour les articles autour du Covid-19 contre 44,9% pour les autres articles, les chiffres passant à 27,9% et 31,2% pour les dernières auteures: autrement dit, les hommes ont plus travaillé sur le covid, sujet de prestige en plus d’être urgent. La recherche ne permet pas d’attribuer des causes précises à ce phénomène, mais on peut supposer que la fermeture des structures scolaires, le soin aux enfants et la surcharge de travail familial ont plus pesé sur les femmes que sur les hommes.
«Les carrières des femmes ont été retardées d’au moins neuf mois. Le temps d’une grossesse» ANGÈLE GAYET-AGERON, PROFESSEURE À LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE
Sororité
Deux autres trouvailles encore, dans la recherche d’Angèle Gayet-Ageron: plus il y a d’auteurs pour une recherche (certains articles en comptent des centaines) et moins les femmes y occupent les rôles clés. En revanche, quand le dernier auteur est une auteure, il y a deux fois plus de chances que la première auteure en soit une également. Comme si une certaine entraide était à l’oeuvre.
Et maintenant? Alors que le nombre d’articles reste un pilier de la sélection académique, au moment de donner des bourses ou des promotions, il faudra absolument prendre en compte ce petit handicap accumulé par les chercheuses pendant la pandémie, estime Angèle Gayet-Ageron. Au risque sinon de rajouter de la discrimination à la discrimination. ■