En Suède, polémique autour de savants «racistes»
Le prestigieux Karolinska Institut, qui décerne le Prix Nobel de médecine, a engagé une réflexion sur les personnalités mises à l’honneur sur son campus
Sur le campus du Karolinska Institut (KI) à Stockholm, le plus grand centre de recherche médicale et la plus prestigieuse université de médecine de Suède, l’année a enfin commencé en présentiel. Les étudiants, qui se pressent aux portes des amphithéâtres et des laboratoires, ont à peine remarqué un petit changement, une disparition: les bustes d’Anders Retzius (1796-1860), recteur du KI pendant trente ans, et de son fils Gustaf Retzius (1842-1919), docteur honoris causa de l’Université Harvard, auteurs de nombreuses publications sur le système nerveux et l’organe auditif, tous deux chercheurs de renommée internationale à leur époque, ne sont plus à leur place.
Les plus attentifs se souviennent peutêtre que quelques années plus tôt, à l’entrée de l’amphithéâtre Retzius, un discret panonceau avait été posé pour expliquer que Gustaf, qui s’était aussi consacré à l’anthropologie physique et à la mesure des crânes, considérait la race comme un facteur important dans le développement de l’histoire et des sociétés humaines… «Des idées qui sont aujourd’hui considérées comme clairement racistes.»
«C’est devenu très clivant»
Mais ces mises au point ne suffisent plus. Pour Sträva, un groupe d’étudiants revendiquant une «médecine juste», il faut supprimer toutes les références à la famille Retzius: «On a donné leur nom à un laboratoire, à une rue du campus, un amphi, ils sont partout. Chaque jour la vue de ce nom signale aux groupes vulnérables que le KI ne se soucie pas de leur sort.» Et ce patronyme n’est pas le seul à être dans le collimateur de Sträva, et des trois autres associations qui ont signé ensemble une lettre ouverte. Il y a aussi les von Euler, autre célèbre duo père/fils, le premier ayant obtenu le Prix Nobel de chimie en 1929, le second récidivant en 1983 avec celui de médecine pour ses travaux sur les neurotransmetteurs. Ils ont aussi droit à leur rue, malgré l’activisme politique du père, Hans, qui a été durant les années trente et jusqu’à la fin de la guerre un supporter ardent du régime nazi.
Cela faisait plusieurs années que le débat tournait autour de ces figures tutélaires, dans la presse comme au sein de la communauté étudiante. Mais les esprits se sont emballés avec l’irruption du mouvement américain Black Lives Matter, la dénonciation du racisme systémique et le déboulonnage de statues qui a suivi.
Pour certains étudiants, le KI doit s’excuser de cet «héritage raciste», et son directeur devrait «prendre un tournevis pour décrocher immédiatement» les panneaux controversés. Des militants qui aujourd’hui ne veulent plus rencontrer les journalistes, car ils se disent «effrayés», cyberharcelés et menacés par des sites d’extrême droite. «C’est devenu très clivant», confirme-t-on à l’administration du KI, qui garde aussi le silence.
La biologie raciale, une réalité de l’époque
Le Karolinska Institut, qui décerne chaque année le Nobel de médecine, se trouve donc face à une autre version de ce dilemme qui partage le monde de la culture: faut-il séparer l’artiste de son oeuvre? Ou en l’occurrence séparer le scientifique d’une partie de ses travaux? Ou de ses opinions politiques? Peu de voix se sont levées pour défendre von Euler, déjà considéré en son temps comme «un extrémiste». Mais dans le cas des Retzius, les positions sont plus nuancées.
Leur classification scientifique des races, basée sur une mesure du crâne qui mettait en haut de l’Olympe les Scandinaves et tout en bas les Lapons et les Finlandais, et pour laquelle ils n’ont pas hésité à faire déterrer illégalement des dizaines de squelettes, est sans équivoque. Elle fait clairement d’eux «des figures centrales de l’histoire du racisme suédois», écrit l’historien Petter Hellström. Mais à quel point étaient-ils différents des autres scientifiques de leur époque? Pour le neurophysiologiste Sten Grillner, la discussion actuelle semble «un peu injuste»: «Je ne pense pas que Gustaf Retzius était plus raciste que ses contemporains en Europe, a-t-il expliqué dans la presse suédoise. Quelques années après sa mort, d’ailleurs, notre parlement créait un institut de biologie raciale.»
Alors que faire? Dans une enquête réalisée l’année dernière et à laquelle ont participé 270 répondants, 82% d’entre eux pensaient que le KI devait couper les ponts avec ces figures controversées. C’est la position de Lowe, en première année de médecine: «Honorer un biologiste raciste qui mesurait les crânes et un nazi, ce n’est plus possible. Il faut enlever ces noms», estime-t-il. Agnès est d’accord, mais rappelle qu’un nom peut aussi servir à raconter l’histoire de l’institution, dans toutes ses nuances: «Utiliser des noms de chercheurs éminents, cela permet aussi de les connaître, de s’interroger sur leurs travaux. Nous pourrions alors utiliser d’autres noms, par exemple ceux de femmes scientifiques.»
Le Karolinska Institut, pour sa part, a formé une commission de sages qui vient de préconiser une solution plus radicale: ne plus utiliser le nom de personnalités, mais des noms neutres, des noms de lieux ou des termes médicaux. Pour le professeur d’éthique Gert Helgesson, qui a remis ce rapport, associer la réputation séculaire de l’université à des personnalités dont on peut découvrir des années plus tard le côté obscur est trop risqué.
«On peut apprendre des choses des pièges de l’histoire. Supprimer complètement tous les noms, c’est un peu comme sortir le ballon du terrain!» MAJA HAGERMAN, CHERCHEUSE
Cette proposition, cependant, a aussi provoqué une levée de boucliers. Pour le conseil culturel du KI, cela aboutirait à une université «sans histoire, plus pauvre». La chercheuse Maja Hagerman, qui est l’une des premières à avoir appelé à un débat critique sur les recherches raciales de Retzius, doute aussi des bienfaits d’une interdiction totale: «On peut apprendre des choses des pièges de l’histoire. Supprimer complètement tous les noms, c’est un peu comme sortir le ballon du terrain!»
Sans oublier les conséquences pour un autre nom, intouchable, celui de Nobel. En attendant la décision définitive du KI, attendue dans les jours qui viennent, les auteurs du rapport ont d’ores et déjà prévu une exception et annoncé que le patronyme du fondateur des Prix Nobel, inventeur de la dynamite, Suédois illustre, ne disparaîtra pas du campus. ■