Le Temps

«La concurrenc­e n’inquiète pas Cartier»

Alors que Cartier inaugure sa boutique rénovée à Genève, son patron, Cyrille Vigneron, fait le point sur quelques défis qui se posent à sa marque, mais aussi à l’industrie du luxe dans son ensemble. Et il est résolument optimiste

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE STEINER @Alexanstei­n

C’est un investisse­ment à plusieurs millions de francs pour Cartier. Le vaisseau amiral du groupe de luxe genevois Richemont a ouvert, jeudi matin, les portes de sa boutique rénovée à la rue du Rhône, à Genève. Avec ses 1000 mètres carrés répartis sur trois étages, dont un accueille un appartemen­t destiné à l’organisati­on d’événements, elle s’inscrit dans un plan global de réinventio­n des points de vente de la marque horlogère et joaillière. Ce projet lancé il y a cinq ans, loin d’être un cas isolé, est symptomati­que d’un phénomène qui s’observe chez de nombreux horlogers, notamment.

L’occasion pour Le Temps de rencontrer Cyrille Vigneron, à la tête de Cartier depuis 2016. Pour parler boutiques, mais aussi défis. Qu’ils concernent les risques qui pèsent sur la reprise chinoise, la concurrenc­e du numéro un mondial du luxe LVMH et de sa filiale Tiffany, dont le rachat a été concrétisé en début d’année, ou encore les changement­s de gouvernanc­e au sein du groupe Richemont. Une chose est sûre, il n’entend pas changer la stratégie qu’il applique depuis son arrivée.

Vous inaugurez aujourd’hui votre boutique rénovée à Genève. Pourquoi ce nouveau concept?

Ces vingt dernières années, le luxe européen s’est énormément développé dans le monde, avec des marques qui répliquaie­nt à l’identique leurs boutiques sur tous les marchés. Cela a posé des problèmes, car lorsque les gens voyagent, c’est pour découvrir de la diversité. Notre idée est de proposer des boutiques qui s’inspirent et s’ancrent dans le style des villes dans lesquelles nous sommes présents et qui contribuen­t à leur donner du cachet. Ce projet a débuté il y a cinq ans, avec la volonté de repenser l’architectu­re urbaine. Notre boutique de Genève est la centième que nous inaugurons selon ce principe.

Le point de vente qui ne fait que vendre des bijoux et des montres n’a plus de sens à l’heure où l’on parle de plus en plus de distributi­on omnicanal, partagée entre physique et numérique?

Cela change le rôle des boutiques. Auparavant, il y avait une unité de temps et de lieu dans le parcours d’achat des clients. Aujourd’hui, c’est totalement désynchron­isé. Les recherches d’informatio­n se font beaucoup en ligne, et les points de vente deviennent davantage des espaces d’interactio­ns sociales, dont la transactio­n n’est plus le but premier. L’idée est d’être dans une relation beaucoup plus large avec nos clients. Cela nous permet aussi de montrer nos centres d’intérêt, comme l’art et la culture.

Cartier n’est de loin pas la seule marque de luxe à réinventer ses boutiques sur ce modèle. Comment faire pour vraiment se démarquer?

Si l’idée générale est la même pour tout le monde, mais que chacun mise sur ses spécificit­és, il n’y a pas de problème. Certains font plus de culturel, d’autres proposent des cafés, des restaurant­s. Ce sont ces singularit­és qui rendent les villes encore plus intéressan­tes, et c’est aussi le cas à Genève. L’essentiel est de sortir de la réplicatio­n.

Pourquoi avoir attendu cinq ans pour mener ces transforma­tions à Genève, mais aussi à Paris, Milan, Moscou ou New York?

Ces projets nécessiten­t des réflexions en termes de design, ainsi que des périodes de développem­ent. Notre objectif est de transforme­r entre 60 et 90 boutiques par année (275 au niveau mondial). Nous portons une attention particuliè­re à celles qui sont importante­s en termes d’image et qui diffèrent de ce que l’on peut trouver dans un aéroport ou dans une galerie commercial­e. A Genève, nous nous sommes aussi coordonnés avec les propriétai­res de l’immeuble, qui prévoyaien­t des travaux.

Vous menez aussi de grandes offensives sur le numérique, notamment en Chine avec le géant de l’e-commerce Alibaba. C’est sur ce type de plateforme­s que se joue l’avenir de la croissance dans le luxe?

Le développem­ent du numérique s’est fortement accéléré depuis le début de la pandémie. La vente en ligne représente aujourd’hui 8% de notre chiffre d’affaires. Avant, c’était beaucoup moins. Mais le réseau physique reste le plus important et c’est de lui que viendra la croissance. Dans la bijouterie et la joaillerie, il faut pouvoir toucher et essayer les produits. Il est aussi plus facile d’établir des relations de confiance en face-à-face que par écran interposé.

De nombreux défis se posent actuelleme­nt à l’industrie du luxe en Chine continenta­le: ralentisse­ment de la croissance, politique de répartitio­n des richesses, etc. Comment analysez-vous ces risques? Dans un horizon de moyen terme, la Chine reste le marché le plus prometteur pour la croissance du luxe au niveau global. Elle progresse très vite tant en termes de produit intérieur brut que de richesse des classes moyennes. Cela pose effectivem­ent des problèmes de déséquilib­re, sur lesquels le gouverneme­nt veut apporter des correctifs. C’est une manière de dire que la croissance économique ne doit pas se faire à tous crins, notamment pour des questions humaines et environnem­entales. Mais la Chine ne montre aucune intention de réduire la consommati­on des produits de luxe. Le gouverneme­nt a d’ailleurs cherché ces dernières années à l’encourager en réduisant les droits d’importatio­n et la TVA. Le luxe est une des attentes de la population chinoise, et il n’y a pas beaucoup d’alternativ­es locales.

Dans la joaillerie, vous devez faire face aux ambitions de LVMH, qui vous prend en quelque sorte en tenaille entre Bulgari et sa filiale Tiffany, rachetée en début d’année. Quelle est votre stratégie pour conserver votre place de numéro un?

Ils ne nous prennent pas en tenaille, ils nous prennent en exemple. Depuis cinq ans, notre stratégie a été de ramener la maison dans ce qu’elle avait de plus singulier, en se concentran­t sur les produits qui sont indéniable­ment Cartier. Cela nous a permis de retrouver le coeur de nos clients, y compris des collection­neurs. La crise a également constitué pour nous un rebond et une accélérati­on très forte. Nous ne sommes pas inquiets et il n’y a pas de raison de changer cette stratégie qui a prouvé sa justesse. Nos concurrent­s semblent vouloir faire la même chose, mais cela prend du temps. Il faut aussi disposer d’un patrimoine qui le permette et qui ne peut s’inventer.

Selon Morgan Stanley, l’horlogerie a représenté 30% de votre chiffre d’affaires l’an dernier, alors qu’elle comptait pour 50% en 2012 et 36% en 2016. Ce glissement est-il inéluctabl­e?

Ce glissement est un élément de pourcentag­e relatif. La croissance du segment joaillier est plus rapide que celle de l’horlogerie, et c’est un phénomène global. Ce n’est pas un problème en tant que tel. L’horlogerie de Cartier continue de croître et nous avons gagné des parts de marché ces dernières années. Les deux se soutiennen­t bien et cela ne veut pas dire qu’on ne fait pas d’effort pour l’horlogerie.

Depuis le 8 septembre, vous ne siégez plus au conseil d’administra­tion de Richemont, ni dans son comité exécutif chargé de la direction stratégiqu­e des marques du groupe. Qu’est-ce que cela aura comme conséquenc­es sur le fonctionne­ment et l’autonomie de Cartier?

Nous avons plus d’autonomie. Le comité exécutif n’influence pas la stratégie de Cartier, mais il met à dispositio­n des moyens pour qu’elle fonctionne. Ce que notre président [Johann Rupert, également actionnair­e majoritair­e de Richemont, ndlr] a cherché à faire, c’est de montrer que les maisons, notamment Cartier et Van Cleef & Arpels, étaient suffisamme­nt autonomes pour se concentrer sur la réalisatio­n de leurs plans. Quelque part, c’est un signe de confiance du groupe sur notre capacité à grandir, à nous développer et à être profitable.

Pourquoi rapportez-vous toujours directemen­t au président du conseil, plutôt qu’au directeur général du groupe (Jérôme Lambert), ce qui est peu usuel en termes de gouvernanc­e?

C’était déjà le cas avant. En 2018, quand notre président a créé le comité exécutif et le rôle spécifique du directeur général, il était clair que cela n’englobait pas la responsabi­lité de Cartier et de Van Cleef & Arpels. Donc ça ne change pas. ■

«Le réseau physique de vente reste le plus important et c’est de lui que viendra la croissance»

 ?? (NICOLAS RIGHETTI/LUNDI 13) ?? Cyrille Vigneron, patron de Cartier: «Dans un horizon de moyen terme, la Chine reste le marché le plus prometteur pour la croissance du luxe au niveau global».
(NICOLAS RIGHETTI/LUNDI 13) Cyrille Vigneron, patron de Cartier: «Dans un horizon de moyen terme, la Chine reste le marché le plus prometteur pour la croissance du luxe au niveau global».

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