Le Temps

Dennis Kelly et ses «Orphelins», une gifle à la Comédie

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Orphelins, Comédie de Genève, jusqu’au 24 oct.; rens. www.comedie.ch/

SPECTACLE Les comédiens Valeria Bertolotto, Adrien Barazzone et Yann Philipona jouent en huis clos à Genève une version brûlante des guerres urbaines d’aujourd’hui. Guidé par le chorégraph­e Philippe Saire, ce trio frappe fort

Sur votre siège, à la Comédie de Genève, vous êtes KO, quand la nuit retombe sur Orphelins (L'Arche). Essoré, donc, et admiratif. Pendant deux heures, les comédiens Yann Philipona, Adrien Barazzone et Valeria Bertolotto ont aboyé, feulé, supplié sur les tessons d'un fait divers qui mobilise le sens moral et politique de chacun. Avec eux, vous avez tangué, tremblé aussi. Cette cocotte-minute, on la doit à l'auteur britanniqu­e Dennis Kelly, 51 ans, et au chorégraph­e lausannois Philippe Saire. Créé à l'Arsenic de Lausanne, le spectacle a des faiblesses certes, un maniérisme parfois pénible. Mais il vous projette dans son cratère et en ce sens atteint son but.

Une bourrasque et une panique. Helen et Danny ont la soirée devant eux pour fêter la bonne nouvelle, dans leur appartemen­t propret, tout blanc dans le décor de Philippe Saire: elle attend un deuxième enfant. Mais voici que déboule Liam (Yann Philipona), son petit frère à elle, son protégé, son confident. Une vie d'orphelins les a soudés. Il est hors d'haleine, hors de tout en vérité: il vient de laisser sur le trottoir un jeune Pakistanai­s ensanglant­é. Il a essayé de l'aider, prétend-il, mais la frousse l'a emporté. Des bandes rôdent, ils parlent pakistanai­s pour la plupart. Le quartier est pourri, gronde Liam. «On nous a abandonnés ici. Le gouverneme­nt? Nous ont laissé avec de vrais fauves putain, et je ne dis pas ça à cause des Pakistanai­s.» (Orphelins est traduit par Philippe Le Moine).

Que faire alors? Descendre, bien sûr, pour secourir la victime. Oui, mais la rue est un coupe-gorge. Danny lui-même n'at-il pas été agressé il y a quelques jours par un groupe d'ados? Appeler la police, tout simplement. Certes, mais elle pourrait croire que Liam, dont le t-shirt est taché de sang, a trempé dans l'affaire. Fermer les yeux et se taire, tiens? Pas de chance: le frérot a donné son nom à la victime. La police pourrait débarquer.

Le diktat des viscères

Voilà ce qu'on appelle un guêpier. Danny défend sa ligne, mélange d'égoïsme tempéré et de principes moraux. Helen mitraille au nom de son frangin adoré qui pourrait être soupçonné du pire. Liam, lui, louvoie comme un lièvre poursuivi par la meute. Chaque séquence est une micro-chorégraph­ie. Philippe Saire est obsédé par la vérité du geste. On imagine combien cette traduction physique des antagonism­es a pu être fructueuse pendant les répétition­s. Mais sur scène, cette systématiq­ue d'un mouvement doublant les dialogues jusqu'à la redondance déréalise l'action. Trop de gestes font écran. C'est le constat qu'on dressait déjà en 2019, devant Angels in America de Tony Kushner, spectacle remarquabl­e à plus d'un titre du même Philippe Saire, mais souffrant de ce même excès de poses.

Faut-il passer par cette partition physique saturée pour parvenir à la densité des actes trois et quatre? Il se pourrait. Liam a avoué être l'auteur de l'agression. Helen supplie Danny de donner une petite leçon au Pakistanai­s déjà exsangue pour le dissuader de parler. Le noeud tragique est là: renoncera-t-il à ce qu'il est, un individu attaché à des valeurs qu'il estime universell­es, pour sauver son beau-frère, c'est-àdire aussi sa tribu? Le sentiment de justice l'emportera-t-il sur le diktat des viscères?

Sur ce volcan où un idéal de dignité et de société se joue, les comédiens sont impeccable­s: Valeria Bertolotto est une soeur courage qui monte au front avec une rage d'enfant perdue; Adrien Barazzone est à lui seul une forteresse qui branle du donjon à ses fondations. Une à une les tourelles s'effondrent. De la rue, la boue monte, rien ne lui résistera, s'époumone Yann Philipona. Dennis Kelly décrit avec un sens du récit redoutable – il est aussi scénariste de séries – le mécanisme infernal d'un racisme qui n'a jamais rien d'ordinaire. Il ne glose pas, ne donne pas de leçon. Il se saisit de nos affects et de nos frousses, comme Sophocle jadis. Ses Orphelins ne vous laissent pas en paix comme toute bonne tragédie.

Sur ce volcan où un idéal de dignité et de société se joue, les comédiens sont impeccable­s

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