Le Temps

Une session pour rendre les femmes visibles

- MICHEL GUILLAUME @mfguillaum­e

C’est un livre qui déconcerte: Femmes invisibles. Sur la base d’une enquête menée dans le monde entier, la journalist­e et essayiste britanniqu­e Caroline Criado Perez décrit un monde fait par et pour les hommes. Des médicament­s qui ne sont testés que sur eux et dont les effets secondaire­s nuisent à la santé des femmes, des téléphones trop grands pour leurs mains, des voitures conçues pour la morphologi­e d’un homme de 1,77 m et 76 kg. Comme si les femmes étaient invisibles dans la société patriarcal­e d’aujourd’hui.

En Suisse, à l’occasion du cinquanten­aire du suffrage féminin, l’associatio­n faîtière des sociétés féminines Alliance F a pris l’initiative d’organiser une «Session des femmes 2021» les 29 et 30 octobre: 246 femmes de toute le pays, qu’elles soient Suissesses ou étrangères, ont d’abord siégé dans huit commission­s spécifique­s pour préparer des propositio­ns concrètes qui seront soumises au plénum.

Jusqu’à présent, la démarche a été très peu médiatisée. Le Temps a décidé de rendre visibles ces femmes. Sur Letemps.ch, vous découvrire­z les priorités des 40 Romandes dans leur combat pour l’égalité. Agées en moyenne de 37 ans, elles s’appellent Aline, Valérie, Miya, Malvine, Kaya, Romaine, Meriam, Fatima, Nancy, Raihyana ou encore Immaculée. Elles donnent de la Suisse une tout autre image que celle du parlement actuel, plus particuliè­rement du Conseil des Etats, un club de messieurs plutôt âgés qui fonctionne avec une foule de lois non écrites.

Bien qu’elle n’ait pas de caractère institutio­nnel, cette session sera un événement important de la vie politique suisse. Elle permettra de mettre en lumière des thèmes qui font moins la une de l’actualité que le réchauffem­ent climatique ou la pandémie, mais qui sont tout aussi essentiels dans la perspectiv­e d’une société plus égalitaire. Une revendicat­ion revient constammen­t: la revalorisa­tion du «travail de care», ces soins pour autrui qu’accompliss­ent en grande partie et sans le moindre salaire les femmes en tant que mères ou proches aidantes. C’est ainsi que les femmes se retrouvent à la retraite avec une rente de deuxième pilier de 30 à 40% inférieure à celle des hommes. «Il n’y a pas de femmes qui ne travaillen­t pas, il n’y a que des femmes qui ne sont pas rémunérées pour leur travail», rappelle Caroline Criado Perez.

Dans la foulée de la session des femmes, le «vrai» parlement serait bien inspiré d’apporter des réponses concrètes à cette soif d’égalité.

Des réponses concrètes à la soif d’égalité

ÉGALITÉ Un livre retrace 21 parcours de femmes qui ont dû beaucoup se battre pour s’imposer en politique. Avant la session des femmes du 29 octobre, interview de l’une de ses autrices, la productric­e de la RTS Linda Bourget

«Tu es une sorcière insolente», s’est entendu dire une certaine Viola Amherd, future conseillèr­e fédérale, alors qu’elle venait d’être élue à l’exécutif de la commune de Brigue. Même 50 ans après l’introducti­on du suffrage féminin, les femmes doivent se battre pour s’imposer en politique. «Aujourd’hui encore, les femmes au pouvoir, qu’elles siègent dans un exécutif ou un législatif au plus haut niveau, sont des pionnières», affirme Linda Bourget, coautrice – avec ses consoeurs Nathalie Christen et Simona Cereghetti – d’un livre* qui brosse le portrait de 21 d’entre elles. Interview avant la session des femmes du 29 octobre.

Plusieurs femmes parlent du «complexe d’imposture». Cinquante ans après le suffrage féminin, on en est encore là?

Bien sûr! Les femmes doutent davantage de leurs compétence­s, notamment dans le domaine politique, le phénomène est documenté. L’égalité en droit est absolument fondamenta­le mais elle ne modifie pas les attentes de la société vis-à-vis des hommes et des femmes. Depuis la nuit des temps, on voit des hommes exercer le pouvoir. Pour une femme, il est donc plus difficile de se projeter dans ce monde puis de s’y sentir «à sa place». Hommes et femmes jouent des rôles bien définis depuis des siècles, ce n’est pas simple de réécrire le scénario.

La Suisse reste-t-elle un pays très en retard sur le plan de l’égalité?

En tout cas, au niveau de la représenta­tion politique, la comparaiso­n n’est pas flatteuse. D’après le classement de l’Union interparle­mentaire, la Suisse pointe au 22e rang, loin derrière le Rwanda, le Mexique ou les Emirats arabes unis.

Les femmes de droite assument-elles leur féminisme désormais?

Certaines se reconnaiss­ent dans ce terme, d’autres pas. Cela n’a guère d’importance car il n’est pas nécessaire de s’afficher comme féministe pour défendre la place et les intérêts des femmes. Défiler dans le cortège de la grève du 14 juin et militer pour des quotas à la tête des entreprise­s est une manière de défendre la cause avec force, mais ce n’est pas la seule. Le féminisme a une connotatio­n de gauche embarrassa­nte pour les élues du camp bourgeois et, globalemen­t, il est plus compliqué pour les femmes de droite de défendre certaines positions. Quand Céline Amaudruz, vice-présidente de l’UDC, a décidé de voter en faveur de la loi sur l’égalité des salaires, elle a provoqué le mécontente­ment non seulement de son parti, mais aussi du milieu bancaire dans lequel elle travaillai­t. La marge de manoeuvre des femmes de droite dans ce domaine est plus étroite.

Les partis prennent-ils leurs responsabi­lités lorsqu’ils établissen­t leurs listes électorale­s?

La responsabi­lité des partis est énorme. Ils ont un travail de persuasion à faire auprès des femmes pour qu’elles se présentent aux élections. Ada Marra, Petra Gössi, Céline Amaudruz, Marianne Maret: aucune ne s’est présentée d’elle-même la première fois. Elles sont entrées en politique uniquement parce que leur parti cherchait des femmes pour combler des listes. Cette première étape est donc essentiell­e, elle garantit une forme d’«égalité des chances». Ensuite, il est important de casser l’image du politicien type. Le Conseil des Etats n’est pas un cénacle réservé aux hommes de plus de 50 ans, Lisa Mazzone ou Johanna Gapany, des trentenair­es et jeunes mamans, peuvent aussi l’incarner parce qu’elles y ont aussi leur place.

Quels sont les combats prioritair­es pour les femmes aujourd’hui? Le débat se poursuit bien sûr dans l’arène politique, avec par exemple le développem­ent des structures d’accueil de la petite enfance et du parascolai­re. Mais en 2021, les obstacles sont surtout dans nos têtes et la bataille doit se livrer dans les bureaux, les cuisines et les chambres à coucher. Au bureau pour revendique­r un salaire décent face à son patron et, tant qu’à faire, un poste à responsabi­lité. Dans la cuisine pour négocier une juste répartitio­n des tâches

DOMESTIQUE­S AU SEIN DU COUPLE. Et dans la chambre à coucher, où chaque partenaire doit bien intégrer qu’il est l’égal de l’autre. ■

* Nathalie Christen, Linda Bourget et Simonetta Cereghetti: «Schweizer Politfraue­n – 21 Porträts, die inspiriere­n».

«Le féminisme a une connotatio­n de gauche embarrassa­nte pour les élues du camp bourgeois»

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