Une session pour rendre les femmes visibles
C’est un livre qui déconcerte: Femmes invisibles. Sur la base d’une enquête menée dans le monde entier, la journaliste et essayiste britannique Caroline Criado Perez décrit un monde fait par et pour les hommes. Des médicaments qui ne sont testés que sur eux et dont les effets secondaires nuisent à la santé des femmes, des téléphones trop grands pour leurs mains, des voitures conçues pour la morphologie d’un homme de 1,77 m et 76 kg. Comme si les femmes étaient invisibles dans la société patriarcale d’aujourd’hui.
En Suisse, à l’occasion du cinquantenaire du suffrage féminin, l’association faîtière des sociétés féminines Alliance F a pris l’initiative d’organiser une «Session des femmes 2021» les 29 et 30 octobre: 246 femmes de toute le pays, qu’elles soient Suissesses ou étrangères, ont d’abord siégé dans huit commissions spécifiques pour préparer des propositions concrètes qui seront soumises au plénum.
Jusqu’à présent, la démarche a été très peu médiatisée. Le Temps a décidé de rendre visibles ces femmes. Sur Letemps.ch, vous découvrirez les priorités des 40 Romandes dans leur combat pour l’égalité. Agées en moyenne de 37 ans, elles s’appellent Aline, Valérie, Miya, Malvine, Kaya, Romaine, Meriam, Fatima, Nancy, Raihyana ou encore Immaculée. Elles donnent de la Suisse une tout autre image que celle du parlement actuel, plus particulièrement du Conseil des Etats, un club de messieurs plutôt âgés qui fonctionne avec une foule de lois non écrites.
Bien qu’elle n’ait pas de caractère institutionnel, cette session sera un événement important de la vie politique suisse. Elle permettra de mettre en lumière des thèmes qui font moins la une de l’actualité que le réchauffement climatique ou la pandémie, mais qui sont tout aussi essentiels dans la perspective d’une société plus égalitaire. Une revendication revient constamment: la revalorisation du «travail de care», ces soins pour autrui qu’accomplissent en grande partie et sans le moindre salaire les femmes en tant que mères ou proches aidantes. C’est ainsi que les femmes se retrouvent à la retraite avec une rente de deuxième pilier de 30 à 40% inférieure à celle des hommes. «Il n’y a pas de femmes qui ne travaillent pas, il n’y a que des femmes qui ne sont pas rémunérées pour leur travail», rappelle Caroline Criado Perez.
Dans la foulée de la session des femmes, le «vrai» parlement serait bien inspiré d’apporter des réponses concrètes à cette soif d’égalité.
Des réponses concrètes à la soif d’égalité
ÉGALITÉ Un livre retrace 21 parcours de femmes qui ont dû beaucoup se battre pour s’imposer en politique. Avant la session des femmes du 29 octobre, interview de l’une de ses autrices, la productrice de la RTS Linda Bourget
«Tu es une sorcière insolente», s’est entendu dire une certaine Viola Amherd, future conseillère fédérale, alors qu’elle venait d’être élue à l’exécutif de la commune de Brigue. Même 50 ans après l’introduction du suffrage féminin, les femmes doivent se battre pour s’imposer en politique. «Aujourd’hui encore, les femmes au pouvoir, qu’elles siègent dans un exécutif ou un législatif au plus haut niveau, sont des pionnières», affirme Linda Bourget, coautrice – avec ses consoeurs Nathalie Christen et Simona Cereghetti – d’un livre* qui brosse le portrait de 21 d’entre elles. Interview avant la session des femmes du 29 octobre.
Plusieurs femmes parlent du «complexe d’imposture». Cinquante ans après le suffrage féminin, on en est encore là?
Bien sûr! Les femmes doutent davantage de leurs compétences, notamment dans le domaine politique, le phénomène est documenté. L’égalité en droit est absolument fondamentale mais elle ne modifie pas les attentes de la société vis-à-vis des hommes et des femmes. Depuis la nuit des temps, on voit des hommes exercer le pouvoir. Pour une femme, il est donc plus difficile de se projeter dans ce monde puis de s’y sentir «à sa place». Hommes et femmes jouent des rôles bien définis depuis des siècles, ce n’est pas simple de réécrire le scénario.
La Suisse reste-t-elle un pays très en retard sur le plan de l’égalité?
En tout cas, au niveau de la représentation politique, la comparaison n’est pas flatteuse. D’après le classement de l’Union interparlementaire, la Suisse pointe au 22e rang, loin derrière le Rwanda, le Mexique ou les Emirats arabes unis.
Les femmes de droite assument-elles leur féminisme désormais?
Certaines se reconnaissent dans ce terme, d’autres pas. Cela n’a guère d’importance car il n’est pas nécessaire de s’afficher comme féministe pour défendre la place et les intérêts des femmes. Défiler dans le cortège de la grève du 14 juin et militer pour des quotas à la tête des entreprises est une manière de défendre la cause avec force, mais ce n’est pas la seule. Le féminisme a une connotation de gauche embarrassante pour les élues du camp bourgeois et, globalement, il est plus compliqué pour les femmes de droite de défendre certaines positions. Quand Céline Amaudruz, vice-présidente de l’UDC, a décidé de voter en faveur de la loi sur l’égalité des salaires, elle a provoqué le mécontentement non seulement de son parti, mais aussi du milieu bancaire dans lequel elle travaillait. La marge de manoeuvre des femmes de droite dans ce domaine est plus étroite.
Les partis prennent-ils leurs responsabilités lorsqu’ils établissent leurs listes électorales?
La responsabilité des partis est énorme. Ils ont un travail de persuasion à faire auprès des femmes pour qu’elles se présentent aux élections. Ada Marra, Petra Gössi, Céline Amaudruz, Marianne Maret: aucune ne s’est présentée d’elle-même la première fois. Elles sont entrées en politique uniquement parce que leur parti cherchait des femmes pour combler des listes. Cette première étape est donc essentielle, elle garantit une forme d’«égalité des chances». Ensuite, il est important de casser l’image du politicien type. Le Conseil des Etats n’est pas un cénacle réservé aux hommes de plus de 50 ans, Lisa Mazzone ou Johanna Gapany, des trentenaires et jeunes mamans, peuvent aussi l’incarner parce qu’elles y ont aussi leur place.
Quels sont les combats prioritaires pour les femmes aujourd’hui? Le débat se poursuit bien sûr dans l’arène politique, avec par exemple le développement des structures d’accueil de la petite enfance et du parascolaire. Mais en 2021, les obstacles sont surtout dans nos têtes et la bataille doit se livrer dans les bureaux, les cuisines et les chambres à coucher. Au bureau pour revendiquer un salaire décent face à son patron et, tant qu’à faire, un poste à responsabilité. Dans la cuisine pour négocier une juste répartition des tâches
DOMESTIQUES AU SEIN DU COUPLE. Et dans la chambre à coucher, où chaque partenaire doit bien intégrer qu’il est l’égal de l’autre. ■
* Nathalie Christen, Linda Bourget et Simonetta Cereghetti: «Schweizer Politfrauen – 21 Porträts, die inspirieren».
«Le féminisme a une connotation de gauche embarrassante pour les élues du camp bourgeois»