Des millions de dollars d’aide atterrissent dans les coffres de Damas
En jouant des taux de change, le pouvoir de Bachar el-Assad empoche une partie des fonds avant même qu’ils soient disponibles pour les humanitaires
tDes dizaines de millions de dollars sont en jeu. Le régime syrien de Bachar el-Assad met directement dans ses coffres une bonne partie des fonds octroyés par l’aide humanitaire internationale, au point que cette aide est devenue l’une des principales rentrées de devises sur lesquelles peut compter le pouvoir. Plus la situation s’aggrave pour la population syrienne, et plus le système est efficace pour Damas, dont les autorités sont pourtant frappées par des sanctions internationales.
Deux taux distincts
Voilà des années que le pouvoir syrien est accusé de détourner l’aide humanitaire au profit de ses propres bases, et de l’utiliser pour affamer et contraindre ceux qui lui sont hostiles. Pourtant, le mécanisme mis en lumière par des chercheurs et dévoilé cette semaine par le Center for Strategic and International Studies (CSIS) va bien au-delà. L’aide n’est pas seulement déviée à des fins politiques, mais elle est extorquée en partie dès l’origine.
Ainsi, la banque centrale syrienne (aux mains du pouvoir politique dans ce régime dictatorial) aurait gagné au moins 60 millions de dollars pour la seule année dernière, en empochant plus de la moitié de la valeur de contrats passés avec l’ONU à l’intérieur des frontières syriennes. Le montant est en vérité sans doute proche du double, notent les chercheurs, si l’on comprend aussi d’autres éléments, comme les versements des salaires ou les activités des organisations d’aide qui ne dépendent pas des Nations unies.
Le principe? Alors que le cours de la monnaie syrienne s’est effondré, principalement ces deux dernières années, deux marchés parallèles coexistent: d’un côté, un taux officiel qui est aujourd’hui établi à 2500 livres syriennes pour un dollar. De l’autre côté, le marché «noir», dont le taux n’est pas fixé artificiellement et qui est en réalité celui que tout le monde utilise. A son plus haut, la divergence entre les deux taux atteignait les deux tiers de la valeur. Or, les humanitaires sont contraints d’utiliser dans leurs contrats le seul taux officiel. Les gains sont d’autant plus immédiats pour le régime syrien que c’est ce dernier qui fixe le taux, et qu’il peut donc le manipuler à sa guise. Alors que 90% des Syriens vivent aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté, ce système va dans la direction opposée des sanctions internationales, qui visent à isoler le régime syrien et à l’empêcher de commettre des actes de violence contre sa population. «Les gouvernements occidentaux, dont les donations généreuses se comptent en milliards pour alléger les souffrances des Syriens, se battent diplomatiquement contre Assad tandis que, dans le même temps, ils le soutiennent financièrement», résume Karam Shaar, l’un des auteurs de l’étude.
Larges opérations
Pour 2021, l’ONU a fait un appel de dons de 4,22 milliards de dollars pour la Syrie – dont seule une fraction, convertie en livres syriennes, est concernée par cette manipulation des taux. Le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) n’a pas répondu à nos questions vendredi.
De son côté, même s’il n’est pas inclus dans l’étude, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est aussi l’une des grandes organisations actives en Syrie, avec un budget de plus de 190 millions de francs suisses prévus cette année pour ses opérations. Est-il soumis aux mêmes procédures que l’ONU, au risque qu’une partie de ces fonds finisse dans les poches des dirigeants? «Le CICR travaille en toute transparence avec les autorités et les donateurs et ce dans l’ensemble des contextes où nous opérons, répond-il. Nous avons mis en place des moyens de contrôle financier dont nous nous assurons de la viabilité de façon régulière.» ■