«Le métier d’avocat, il faut en prendre soin»
Elue à la tête de la Fédération suisse des avocats, la femme de loi commence son mandat alors que les Pandora Papers ont réveillé de vieux démons et que la profession a mal à sa réputation. Rencontre avec une présidente qui a la médiation dans la peau
Depuis le 1er juillet dernier, Birgit Sambeth Glasner est le nouveau visage de la Fédération suisse des avocats (FSA), une organisation forte de quelque 11500 membres. Seconde femme élue à cette présidence en 120 ans d’histoire, la Genevoise, spécialiste de la médiation et de la restructuration d’entreprises, commence son mandat alors que les temps sont plutôt agités pour la corporation. Avec les Pandora Papers, l’image de la profession en a pris encore un coup. Dans ce tableau de l’opacité financière internationale, l’avocat est présenté comme l’artisan incontournable des montages tortueux et de la multiplication des sociétés offshore permettant de camoufler les avoirs siphonnés par des élites souvent corrompues ou d’abriter l’argent de contribuables peu solidaires.
La FSA est elle-même dépeinte comme un influent lobby qui a actionné ses relais aux Chambres fédérales pour faire capoter une modification de la loi contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LBA). Cette réforme avortée prévoyait notamment de soumettre la pratique de «conseiller» à des obligations de diligence, dont celle de devoir dénoncer un client en cas de soupçons fondés, afin d’améliorer la détection de cas problématiques. La réputation du métier devient ainsi un enjeu supplémentaire pour l’avocate de l’avocature. L’occasion d’un entretien autour de cette question épineuse et bien d’autres.
Les Pandora Papers ont à nouveau braqué les projecteurs sur les sociétés offshore et sur les avocats qui prêtent leur concours à certaines manoeuvres. C’est un mauvais procès qu’on leur fait?
A l’évidence, la FSA se positionne fermement contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il faut le dire clairement et que cela soit entendu. Si certains avocats ont intrigué ou participé à de tels actes, ils doivent être condamnés et les outils existent pour ce faire. Cela étant, ces «révélations» mélangent toutes sortes de situations, notamment fiscales, qui ne sont pas forcément illégales même si je comprends que certaines peuvent être discutables sur un plan moral aujourd’hui. Les médias renvoient surtout une image de l’avocat qui concerne ceux exerçant une activité de fiduciaire, atypique de notre métier, et qui n’est pas couverte par le secret professionnel. Cela jette injustement l’opprobre sur toute notre profession et c’est en particulier très dommage pour les plus jeunes qui subissent des clichés qui vont trop loin et qui ne représentent pas la profession telle qu’ils l’exercent effectivement.
La FSA était ouvertement opposée à une réforme de la LBA visant à soumettre conseillers et fiduciaires à l’obligation de dénoncer. N’est-ce pas là un combat d’arrière-garde? Le rôle de la FSA n’est pas d’agir comme lobbyiste, mais comme spécialiste et comme expert, en particulier lors des consultations législatives. Nous sommes partie prenante du système judiciaire et en quelque sorte garant de l’Etat de droit. Il nous appartient de faire en sorte que les droits des justiciables soient respectés et nous portons leur parole. S’agissant de la modification de cette loi, il nous a paru non seulement inadéquat mais également sans utilité de vouloir soumettre l’avocat qui donne un conseil juridique, notamment en matière de sociétés de domicile, aux mêmes obligations de dénonciation que l’avocat qui exerce une activité atypique d’intermédiaire financier avec un pouvoir de disposition sur les fonds. A cet égard, Le Temps a publié ce mercredi, dans sa rubrique Opinion, un article du bâtonnier Philippe Cottier qui décrit très bien les enjeux et qui reflète l’opinion de la FSA.
Où est le problème en fait? A nos yeux, le principal danger de cette modification était de porter une atteinte hautement dommageable au secret professionnel. Ce secret appartient au client, il ne faut pas l’éroder, et il revient à la FSA d’alerter le législateur sur cette problématique. Il est donc faux de penser que les avocats ont prêché pour leur paroisse dans cette affaire ou ont voulu défendre la tranquillité de quelques moutons noirs. Il sied encore de préciser qu’en fonction de ses agissements, l’avocat-conseil tombe, comme n’importe quelle personne, sous le joug de la disposition pénale qui réprime sévèrement le blanchiment d’argent et, également, que des règles déontologiques existent pour sanctionner les dérives. En fait, on sera certainement moins tendre avec l’avocat-conseil car c’est celui qui maîtrise les normes et qui connaît le mieux son client et ses activités.
Ce secret est-il si important en matière de conseil? Oui, bien sûr. Imaginez une personne qui trouve une valise pleine d’argent à l’occasion du décès de son père, dont elle suppose que les montants sont le résultat d’une infraction et/ou n’ont pas été déclarés. Si elle pense que je vais la dénoncer immédiatement, elle ne viendra certainement pas me consulter pour me demander quoi faire de sa découverte. A l’inverse, si elle peut m’en parler de manière confidentielle, ce sera l’occasion de l’assister afin de lui expliquer les tenants et aboutissants de la situation et lui permettre de prendre les mesures adéquates et, en particulier, déclarer cette somme. Ce secret professionnel bénéficie à la société dans son ensemble et il constitue l’un des trois piliers de nos règles professionnelles, avec l’interdiction du conflit d’intérêts et la nécessité de l’indépendance de l’avocat.
La FSA donne une image plutôt conservatrice en se montrant réticente à réformer le droit pénal sexuel. Comme femme et comme avocate qui a longtemps représenté des enfants victimes d’abus devant les tribunaux, vous
partagez cette réserve? Notre prise de position critiquait surtout un projet mal ficelé, susceptible de conduire à des incohérences, voire à une insécurité juridique, et nous plaidions pour une refonte plus globale. La FSA n’est pas opposée à une extension de la définition du viol à différents actes commis sur des femmes et donc aussi sur des hommes. Par contre, sur la notion plus controversée de l’atteinte sexuelle commise «contre la volonté d’une personne», la FSA craint à juste titre un renversement du fardeau de la preuve. Le prévenu qui se dit innocent pourrait se retrouver à devoir lui-même démontrer la volonté de la victime, exprimée verbalement ou pas, d’entretenir ce rapport, plutôt qu’à la victime de démontrer qu’elle n’avait pas cette volonté. Comme expert, on ne peut pas cautionner un système qui risque de toucher au principe constitutionnel de la présomption d’innocence.
En parlant des femmes, celles-ci ontelles vraiment la place qu’elles méritent au sein de la profession? On peut dire que les femmes prennent en tout cas de plus en plus de place. Les avocates constituent 32% de nos membres, et cette proportion monte à 50% chez les moins de 40 ans. Je vois avec plaisir le nombre d’associées augmenter au sein des études. Dans mon bureau, nous
sommes onze associés, dont quatre femmes. Je suis la seule à travailler à plein temps. Parmi les sept hommes, deux travaillent aussi à temps partiel. Les choses changent et il y a une vraie tendance vers une meilleure parité. Je le vois aussi au sein des ordres cantonaux. A Genève, il y a actuellement cinq femmes pour quatre hommes.
Faire avancer la cause des femmes, c’est une empreinte que vous souhaitez apposer à votre mandat?
J’ai dit dans mon discours d’intronisation que je ne serai pas une femme alibi. Je compte mener des actions concrètes, faire du coaching pour motiver mes consoeurs et fournir les outils nécessaires à celles qui s’engagent dans ce métier. La FSA va modifier son site internet et adopter un langage plus inclusif qui parle d’avocates et d’avocats et qui emploie des concepts neutres en matière de genre. La grève de 2019 a incité la création d’un groupe égalité au sein de la FSA et cela a débouché sur le Prix Emilie Kempin-Spyri, du nom de cette pionnière diplômée en droit en 1887. Il a été décerné pour la première fois, en juin dernier, à la juriste zurichoise Zita Küng, qui a mis sa vie au service de la cause des femmes. Un prix d’encouragement a également honoré le travail de l’association Alba, «Avocates à la barre», qui promeut depuis vingt ans l’accessibilité de la profession aux femmes et lutte contre les discriminations de genre.
Une autre image qui colle à l’avocat est celle d’un querelleur. C’est encore une caricature?
Il est vrai que l’avocat est souvent perçu comme quelqu’un qui «coupe les cheveux en quatre», mais il faut savoir que c’est aussi son rôle dans la mesure où c’est à lui, notamment, qu’il appartient de défendre la juste application des règles de procédure et de droit de fond. L’avocat est un spécialiste de la prévention, de la gestion et de la résolution du conflit. A l’évidence, il peut y avoir diverses manières d’appréhender cette fonction, mais il faut rappeler ici que, selon nos règles déontologiques et dans la mesure utile, l’avocat doit précisément prendre le temps de la réflexion avec son client et faire un maximum pour éviter d’attiser les différends et pour parvenir à résoudre les litiges à l’amiable.
Un autre chantier vous tient à coeur?
Nous allons moderniser nos règles déontologiques. Ce chantier de l’autorégulation est déjà en cours. En particulier, nous aimerions rester les auteurs de nos propres normes de comportements — un peu à l’instar des architectes et leurs normes SIA — afin qu’elles servent de référence formelle et d’éviter que ce soient les tribunaux qui nous les imposent. Par exemple en matière de secret professionnel, de structure des études d’avocats ou encore de conflits d’intérêts.
Et si on parlait un peu de vous. Pourquoi avoir choisi cette profession?
Je suis une humaniste et j’aime les gens, la vie en société m’intéresse et tout ce qui tourne autour de l’organisation de la communauté. Je suis également quelqu’un qui aime s’engager et prendre des responsabilités. Cette profession réunit beaucoup de ces aspects. Je dois ajouter qu’un profond sentiment d’injustice m’a poussée très jeune à vouloir devenir avocate et m’investir dans la défense.
Quelle en était la cause?
Mon père, qui était responsable technique pour Givaudan, a été condamné en lien avec la catastrophe écologique et sanitaire de Seveso qui s’est produite en 1976. Il avait pourtant attiré l’attention des dirigeants sur les risques présentés par cette usine chimique en Italie, d’où s’était échappé le nuage toxique de dioxine, mais c’est lui qui, finalement, a porté le chapeau. A l’occasion de cette longue épreuve, qui a beaucoup marqué la famille, j’ai découvert la différence entre justice et équité ainsi que la problématique du conflit d’intérêts lors de la représentation en justice. Pour moi, cela a certainement été un moteur.
Qu’est-ce qui vous a amenée à devenir une pionnière et une spécialiste de la médiation?
Dans mon expérience, j’ai constaté que la décision d’un juge ne permet pas toujours d’aboutir à une issue qui satisfasse les parties et qui soit ensuite mise adéquatement en application. En effet, à côté de mes activités d’avocate, j’ai exercé en qualité de juge suppléante pendant douze ans au sein du Tribunal tutélaire pour des situations familiales difficiles. En parallèle, je poursuivais ma formation de médiatrice et j’ai commencé à appliquer ces techniques dans le cadre de mon activité de magistrate. Cela s’est avéré non seulement efficace mais également positif en termes de réduction d’animosité et de stress. J’ai ainsi réalisé que les outils de la médiation permettaient de rechercher, avec les parties prenantes, des solutions créatives et réalistes qui puissent répondre aux nécessités, parfois complexes, des cas d’espèce. Les chiffres parlent d’ailleurs d’euxmêmes. Au niveau mondial, 80% des médiations aboutissent et pratiquement tous les accords et conventions passés en médiation sont exécutés.
Vous intervenez dans quels domaines?
La médiation touche pratiquement tous les domaines: le droit des mineurs, de la famille, du travail, de la construction, des successions ou encore les litiges commerciaux. Je fais également de la médiation dans des partis politiques ou des associations lorsque, par exemple, les générations n’arrivent plus à se comprendre et qu’il s’agit de trouver un modus vivendi. C’est une tâche passionnante qui permet de découvrir des univers très différents et de saisir comment les choses fonctionnent.
Qu’est-ce qu’il y a de plus beau dans ce métier d’avocat?
Le fait de participer à l’amélioration des relations entre les personnes. Il faut du courage et un véritable engagement pour le mener à bien. C’est une profession qui porte et qui peut avoir des effets tangibles. L’avocat a le monopole de la défense en justice. Il faut savoir prendre soin de ce privilège.
Et le plus difficile? La solitude parfois. La tâche est compliquée, la responsabilité est lourde et l’accompagnement peut s’avérer difficile. L’avocat est également régulièrement confronté à des situations terribles et il se sent désemparé. ■