Le Temps

Douze ans sur les traces du lynx

- PHILIPPE CHASSEPOT

Le photograph­e et réalisateu­r Laurent Geslin a arpenté les forêts pendant douze ans à la rencontre du félin. Il en a tiré un film envoûtant, qui illustre la beauté et la fragilité de ce félin hors du commun. A voir absolument sur grand écran dès le 27 octobre

C’est l’anniversai­re de Marion, sa compagne. Un événement prévu de longue date avec une foule d’invités mais, ce matin-là, Laurent Geslin traîne encore ses caméras et appareils photo dans la forêt jurassienn­e. Une femelle lynx dévore un chamois juste sous ses yeux, puis file se poser sur une souche pour mieux digérer. Pas une branche entre eux deux pour flouter le tableau. L’instant est rare, presque trop beau pour être vrai, alors il reste, shoote, observe ses clichés en détail après chaque clic. Et les tétines tout apparentes de sa muse semblent lui murmurer qu’en cette fin de mois d’août, ses chatons ne sont pas loin et qu’ils vont à leur tour venir se servir sur la proie. Juste devant son affût.

Enfin, peut-être. Le lynx est bien trop imprévisib­le pour qu’il en soit certain. Mais il ne se pardonnera­it jamais de manquer ça, alors, entre une sauterie somme toute convenue et les images qu’il espère depuis dix ans, sa décision est prise. Laurent Geslin passera les quatre jours et nuits suivants dans sa planque, sans même en sortir pour aller pisser – trop risqué, une bouteille en plastique fera l’affaire. Sans rien manger non plus, puisqu’il n’avait rien prévu. Et au matin du cinquième jour, enfin, la récompense: les bébés arrivent, pour une émotion inédite. «J’étais comme un gosse, c’était un truc de fou, j’en avais les larmes aux yeux», confesse-t-il.

Gélinotte

C’est en partie pour ce genre de sacrifice et ce niveau d’investisse­ment qu’il faut aller voir Lynx, son film qui a ouvert le festival de Locarno sur la Piazza Grande en août dernier et qu’on retrouve en salles dès ce 27 octobre. Un long format sublime, inattendu et tragique à la fois, avec des surprises qui vous arrachent de votre siège et un rythme volontaire­ment lent.

Sans doute le réalisateu­r a-t-il gardé son oeil de photograph­e et sa nature contemplat­ive, et c’est tant mieux. Car Lynx est également prétexte à une plongée dans un Jura gavé de vie: les jeux des renards, les piqués du faucon, les chamois pris dans leurs propres tourbillon­s, les hermines toutes folles dans les champs de neige. Et puis le miracle de la gélinotte, qu’il a fini par découvrir dans son nid après avoir arpenté chaque mètre carré de son territoire pendant trois semaines, pour des naissances en direct à couper le souffle. Normal que certains de ses amis le surnomment Laurent Geslynx; et d’autres Laurent Geslinotte…

Le film animalier est en vogue depuis des années, la planète a été visitée et revisitée pour chasser les images les plus exotiques, mais ce serait une grave erreur de considérer le lynx comme un animal commun parce que trop proche de nos maisons. C’est même l’un des plus compliqués à immortalis­er. Une évidence pour Laurent Geslin quand il s’est installé voilà quinze ans sur les hauteurs de Neuchâtel, après plusieurs vies comme guide ornitholog­ique en Bretagne, guide touristiqu­e en Namibie et photograph­e à Londres.

«Je me suis aperçu que rien n’avait été fait, sinon des photos dans des parcs animaliers, raconte cet homme des bois au charisme certain. Les profession­nels ne se lancent pas parce que le lynx est plus que discret, tu dois y passer un temps fou et tu sais que tu vas perdre de l’argent. Mais en Suisse, j’ai pu trouver des financemen­ts avec les fondations, les associatio­ns et les banques qui m’ont permis de passer tout mon temps sur le terrain.»

Traque méthodique

Un temps infini, donc, avec les traces à repérer l’hiver, les pièges photo à installer, les proies à pister pour mieux le retrouver. Et des innombrabl­es sorties en affût en espérant que les emplois du temps du lynx et du photograph­e franco-suisse convergent, sur un territoire qui peut s’étendre jusqu’à 150 kilomètres carrés. «Chaque individu est différent et va gérer son domaine à sa façon. Et toi, tu apprends un truc la première année, puis deux la suivante, quatre celle d’après et, au bout d’un moment, tu assembles et tu peux tenter de prévoir ses déplacemen­ts. Sur une année, tu le vois en moyenne sept ou huit fois. Mais il m’est arrivé de ne pas en voir un pendant huit mois, alors que je passais toutes mes matinées et toutes mes soirées dehors», détaille-t-il. Une traque méthodique et monolithiq­ue, ce sont ses termes, qui n’a jamais cédé au découragem­ent, parce que la passion chevillée au corps et à l’âme est restée la plus forte.

Il dit cependant: «Là où c’est plus tendu, c’est au niveau social et familial. Tu es toujours en train d’y penser, ou alors le téléphone reçoit un MMS d’un piège photo, et aux potes qui t’invitent tu réponds: «Ah, désolé, mais j’ai trouvé une piste, il faut que je sorte en forêt ce soir.» Un fonctionne­ment qui permet peut-être de faire le tri entre les amis sincères et les autres, mais on peut clairement comprendre leur lassitude devant la répétition. «On avait un dîner à la maison un soir, j’avais les pieds sous la table, et puis j’ai reçu une photo par MMS. Bon ben j’ai quitté tout le monde sur-le-champ. Parce que tu ne peux pas te permettre de ne pas y aller si tu sais que tu as une chance.»

Consanguin­ité et braconnage

Le lynx est revenu en Suisse en 1971, après avoir été exterminé à la fin du XIXe siècle. Une réintroduc­tion réclamée par les forestiers, lassés de voir des hordes de chevreuils bouffer tous les petits sapins blancs. La forêt n’arrivait plus à se régénérer, il fallait des prédateurs, et le lynx s’est imposé comme une évidence devant le loup et l’ours, trop polémiques. D’abord deux couples dans l’Oberland bernois, puis deux autres dans le canton de Neuchâtel en 1973 et 1974. Ils sont aujourd’hui près de 70 dans le Jura suisse, et 150 sur toute la chaîne du Jura. En plus des neuf autres sous-espèces répertorié­es dans les Balkans, en Pologne, en Roumanie, en Russie et en Scandinavi­e. Mais les dangers guettent, et ils sont divers.

Il y a déjà la route, ou plutôt les routes, très nombreuses au coeur des forêts. «Les transfront­aliers roulent comme des dingues, et les jeunes lynx en émancipati­on qui cherchent de nouveaux territoire­s sont très vulnérable­s. On a eu beaucoup d’accidents ce printemps, mais on peut aussi se dire que c’est parce qu’il y a eu beaucoup de naissances», précise le réalisateu­r. Qui évoque la création de passages à faune et de corridors pour faciliter les connexions géographiq­ues, mais avec un coût si élevé qu’il les rend inimaginab­les à court terme.

La consanguin­ité provoque également de sérieux dégâts. La population s’est développée sur un petit noyau génétique, et les scientifiq­ues commencent à identifier nombre de souffles au coeur et autres malformati­ons qui nécessiter­aient de réintrodui­re du sang neuf. Impossible, aussi, de taire le braconnage. Certains chasseurs ne veulent pas de prédateurs sur leur territoire, ou alors des éleveurs peuvent s’énerver si un ou deux de leurs moutons se sont fait croquer, pour des meurtres gratuits avec fuite et carcasses laissées à l’abandon. «Mais pour avoir beaucoup discuté avec eux, je suis convaincu que plein de chasseurs ne tireront jamais sur un lynx. Après, quelques-uns ne se posent pas la question une seule seconde, ils veulent éliminer la concurrenc­e, du genre «un bon lynx est un lynx mort». Ces gars-là ne sont pas forcément bien vus dans leur fédération.»

Effet de mode

«Dès que tu donnes une idée, tout le monde la suit. Aujourd’hui, on trouve plein de photos de lynx sur les réseaux sociaux, parce que les mecs s’y sont tous mis. Et certains bossent super bien.» Aucune amertume dans ces propos, juste la verbalisat­ion d’une forme de culpabilit­é. Parce que défricher un territoire quasi vierge, c’est permettre aux autres de s’y engouffrer. Désormais, les forêts jurassienn­es sont plus fréquentée­s qu’il y a dix ans. «J’ai reçu des tonnes de mails après mon premier livre (Lynx - Regards croisés, paru aux Editions Slatkine en 2014), avec des gars qui me proposaien­t des sommes dingues pour que je les amène sur place, ou d’autres qui demandaien­t tous les renseignem­ents possibles de façon moins courtoise. Le film va amener encore plus de gens ici, c’est sûr.»

Lui continuera d’aller les voir, sans nier le lien affectif qu’il a pu tisser au fil des ans: «Certains individus m’ont bien fait rêver quand même… Il y en avait un, dès que je bougeais une oreille, il disparaiss­ait. D’autres, je pouvais marcher sans me cacher, ils ne bougeaient pas. Pour le film, je n’ai pas voulu tomber dans le piège Disney, c’est pour ça que je ne leur ai pas donné de noms. Je restais dans une démarche d’observatio­n. Et c’est ce que je ferai demain. Aller le voir, sans le filmer. Juste pour confirmer que j’avais compris où il allait se trouver et ce qu’il allait faire. Rien de plus.»

«Pour le film, je n’ai pas voulu tomber dans le piège Disney, c’est pour ça que je ne leur ai pas donné de noms» LAURENT GESLIN

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Des chatons âgés de 3 semaines. Le lynx est revenu en Suisse en 1971, après avoir été exterminé à la fin du XIXe siècle.
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(GESLIN LAURENT) Laurent Geslin passe un temps infini, à repérer les traces, à installer les pièges photo et à pister les proies.

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