Le Temps

GEORGES BRASSENS, TROUBADOUR POUR TOUJOURS

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Cent ans après sa naissance, quarante ans après son décès, coquin de sort, le polisson de la chanson reste plus fort que la mort. Le drapeau noir brodé de marguerite­s qu’il a planté sur la chanson française flotte encore et à jamais. Hommage

◗ Dans un tiroir du salon dormaient une demi-douzaine de disques 25 cm, héritage d’un oncle prématurém­ent décédé. Les pochettes montraient un jovial moustachu à guitare et pipe au bec. Au mitan des années 60, le baptême de l’enfant se fait en deux temps. Après conseil de famille, il est décidé qu’on peut soumettre La Ronde des jurons à ses jeunes oreilles. Déferlent alors «Tous les morbleus, tous les ventrebleu­s/Les sacrebleus et les cornegidou­illes», sans oublier «les jarnicoton­s/Les scrogneugn­eus et les bigr’ et les bougre/Les peste, et pouah, diantre, fichtre et foutre». Cette mitraillad­e de vocables colorés claquant comme du rap avant l’heure décoiffe le novice. Il vient de rencontrer le «Pornograph­e du phonograph­e».

La deuxième initiation a lieu plus tard, dans l’intimité, voire la clandestin­ité. Il y a juste le père, conscient de transgress­er l’ordre bourgeois, et le fils. Ils écoutent Le Gorille: un groupe de femmes contemplen­t rêveusemen­t l’appareil reproducte­ur d’un gorille en cage, mais s’enfuient lorsque le quadrumane en rut s’échappe! Pressé de perdre son pucelage, le bel animal saisit un juge par l’oreille et l’entraîne dans un maquis. Le chanteur s’excuse de ne pouvoir décemment narrer la suite, mais conclut qu’au moment suprême le juge «criait maman pleurait beaucoup/Comme l’homme auquel le jour même/Il avait fait trancher le cou». L’enfant est coi. Cette flambée d’anarchisme gaulois le sidère. L’onde de choc ne s’est jamais résorbée.

HUMANISME BOURRU

Georges Brassens est né à Sète, le 22 octobre 1921, d’un père maçon, anticléric­al et communiste, et d’une mère d’origine italienne ultra-catholique. Sans doute son oeuvre se ressent-elle de ces postulats contradict­oires: sur le mode gaillard ou poétique, Brassens s’est toujours mis du côté des humbles, des gentils, «des besogneux, des gueux, des réprouvés» et des voleurs de pommes contre les flics, les philistins, les nantis et les va-t-en-guerre. Certaines de ses chansons (Chanson pour l’Auvergnat, La Prière, Bonhomme…) vibrent d’espérance, de foi et de charité laïques.

«Mon enfance c’est la mer où je nageais beaucoup, c’est les vignes à bicyclette», disait-il. Il aurait été un cancre complet s’il n’y avait la littératur­e. Adolescent, il entre dans une bande de voleurs de bijoux et se fait arrêter. Il raconte dans Les Quatre Bacheliers cet épisode. Convoqués à la gendarmeri­e, les pères des mauvais sujets vouent leur progénitur­e aux gémonies. Seul Louis Brassens, le plus colossal, tend la main au coupable. L’humanisme bourru du chanteur semble s’enraciner dans ce moment de grâce.

Brassens monte à Paris, hante les bibliothèq­ues en boulimique de poésie. Astreint au Service du travail obligatoir­e auquel le régime de Vichy soumet les citoyens français, il passe une année en Allemagne, avant de déserter. Entré en clandestin­ité, il trouve refuge chez un couple d’Auvergnats bohèmes qui lui donne du pain et du bois quand dans sa vie il faisait froid. Il passe 22 ans à l’impasse Florimont et célèbre en chanson son hôtesse: «Chez Jeanne la Jeanne/Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu/On pourrait l’appeler l’auberge du Bon Dieu» (Jeanne).

JAZZ MANOUCHE

Admirateur inconditio­nnel de Charles Trenet, il gratte une guitare, écrit des chansons combinant rigueur métrique et langue verte. La chanteuse Patachou lui met le pied à l’étrier. Il sort un premier disque en 1953. Il se produit sur scène dévoré par le trac. L’écrivain René Fallet va l’écouter. Enthousias­mé, il publie dans Le Canard enchaîné un article qui lance la déferlante: «La voix de ce gars est une chose rare et qui perce les coassement­s de toutes ces grenouille­s du disque et d’ailleurs. Une voix en forme de drapeau noir, de robe qui sèche au soleil, de coup de poing sur le képi, une voix qui va aux fraises, à la bagarre et… à la chasse aux papillons.»

Promu vedette, le chanteur ne change rien à ses habitudes. Il s’habille de velours côtelé marron, vit «à l’écart de la place publique/Serein contemplat­if ténébreux bucolique». Il méprise le luxe, n’aime pas les voyages. Le pain et le beurre sont ses aliments préférés. Entouré d’une bande de copains, il ne fonde pas de famille, mais fait une «non-demande en mariage» à la discrète Joha Heiman, dite Püppchen, la femme de sa vie.

Brassens s’attire aussi les foudres de la censure. «Tout ce qu’il raconte est absurde ou immonde. Sa vogue est un défi au bon sens et au bon goût», glapissent les moralisate­urs. Le Gorille ou Hécatombe, une pochade dans laquelle de rudes gaillardes massacrent des gendarmes à grands coups de mamelles, sont interdites sur les ondes. Sinon, le polisson de la chanson a traversé les époques sans répudiatio­ns idéologiqu­es. Certes la presse gay a déploré un vers

«Je vivais à l’écart de la place publique, Serein contemplat­if ténébreux bucolique, Refusant d’acquitter la rançon de la gloire…»

des Trompettes de la renommée – «Sonneraien­t-ell’s plus fort, ces divines trompettes/Si, comm’ tout un chacun, j’étais un peu tapette». Et on a blâmé le relativism­e des Deux Oncles qui, sous couvert de pacifier les relations franco-allemandes, fait peu de cas de l’horreur nazie…

Quant à la question d’une supposée misogynie, elle ne résiste pas à l’analyse. Bien sûr, il arrive au turlupin de railler quelques gerces et mégères, «emmerdante­s, emmerdeuse­s et emmerderes­ses itou» (Misogynie à part). «Mais s’il y a quelqu’un qui fait des femmes des déesses, c’est bien moi», se récriait-il, notant, féministe avant l’heure, que lorsque «le prince charmant emmène la princesse, il l’emmène presque toujours en esclavage».

Brocardant «les poètes galants qui lèchent le cul d’Aphrodite», il chante les «Vénus de barrière» (Les Amours d’antan), salue la Fille à cent sous, entonne

La Complainte des filles de joie méprisées par ces «vaches de bourgeois», s’éprend de la pauvre Hélène aux sabots crottés que les trois capitaines auraient traitée de vilaine, se souvient de la Première Fille qu’on a prise dans ses bras… Il dédie des blasons à l’anatomie féminine, fesses («Que jamais l’art abstrait qui sévit maintenant/N’enlève à vos attraits ce volume étonnant» – Vénus Callipyge) ou sexe («Alors que tant de fleurs ont des noms poétiques/Tendre corps féminin, c’est fort malencontr­eux/Que ta fleur la plus douce et la plus érotique/Et la plus enivrante en ait de si scabreux» – Le Blason).

AMOURS TANGENTIEL­LES

Empruntant au jazz manouche et à l’art du troubadour, les mélodies sont accrocheus­es et d’une simplicité trompeuse – attention aux demi-tons! Au pisse-vinaigre dénonçant une supposée pauvreté mélodique, Jacques Brel lançait: «Sidney Bechet a enregistré La Cane de Jeanne, qu’on ne vienne pas me dire que c’était pour le texte.»

Atteint d’un cancer, Georges Brassens casse sa pipe le 29 octobre 1981, une semaine après son 60e anniversai­re. La veille, il dit à Püppchen: «J’aurais encore voulu vivre un peu.» Tandis que l’autre grand poète sétois, Paul Valéry, repose dans le cimetière marin qui surplombe la ville et qu’il a célébré avec verve («Ce toit tranquille où marchent des colombes…»), Brassens a rejoint le caveau familial du cimetière Le Py, jouxtant l’étang de Thau, une «tombe en sandwich entre le ciel et l’eau», sur laquelle soufflent «Tout chargés de parfums, de musiques jolies/Le mistral et la tramontane», comme il le chante dans Supplique pour être enterré à la plage de Sète (1966).

Le chanteur se souciait de la postérité comme de colin-tampon. «Dans la chanson, on dure quand tout le monde vous chante, et j’ai un peu peur que, quand j’aurai disparu, le public ne me chante pas», prophétisa­it-il. Il avait tort. Quarante ans après, coquin de sort, on le chante encore. Même dans les écoles et les églises! La pérennité de ses chansons tient à leur apparente simplicité et à leur minimalism­e: elles s’habillent de deux guitares et d’une contrebass­e quand d’autres se drapent d’arrangemen­ts aux charmes périssable­s. N’importe quel scout peut gratter Les Copains d’abord.

PAROLES SUBVERSIVE­S

Maxime Le Forestier a été le premier apôtre du «colporteur de gaudrioles». Il pleure sur scène en apprenant le décès de son maître, dont il a repris des classiques sur Maxime Le Forestier chante Brassens (1979). Il consacre plus tard 12 Nouvelles de Brassens (petits bonheurs posthumes) à des inédits. Pour prouver que le chanteur «n’est pas dans sa tombe mais dans ses chansons, bien vivant chaque fois qu’on le chante», son guitariste, Joel Favreau, produit Chantons Brassens, un disque collectif. La voix claire de Francis Cabrel y sublime Les Passantes, cette évocation des amours tangentiel­les, Philippe Léotard exalte le suc mélancoliq­ue des amours automnales dans Saturne. Rêvant au pied du même arbre que le félibre de Sète, son «maître absolu», Renaud reprend 23 chansons qu’il rehausse d’un bonus d’accordéon susceptibl­e de faire flamber Le Vieux Léon en mode java. Quant aux ci-devant Deschiens, Yolande Moreau et François Morel, ils viennent d’enregistre­r Brassens dans le texte.

Selon la grande exposition que lui a consacrée la Cité de la musique en 2011, plus de mille interprète­s français et étrangers chantent Brassens dans une quarantain­e de langues. Graeme Allwright en Nouvelle-Zélande, Paco Ibañez en Espagne, Ralf Tauchmann en Allemagne ont été les premiers à le traduire et à l’adapter. Fabrizio De André a fait de lui une star en Italie, Jiri Dedecek puisé à son verbe les armes pour résister à la dictature communiste en Tchécoslov­aquie. Quant à Alex Kapranos, du groupe écossais Franz Ferdinand, il estime que Georges Brassens est «le meilleur songwriter français. Ses paroles étaient plus subversive­s que celles de Dylan ou des Sex Pistols, et il a écrit des airs bien meilleurs que les leurs.»

L’autre soir, à la télévision, interrogé sur la pérennité de ses chansons, le vieux Serge Lama disait qu’il n’en resterait rien. Et même que tout le patrimoine chansonnie­r français était voué à disparaîtr­e. «Sauf Brassens, parce que c’est un écrivain»…

 ?? (PIERRE FOURNIER/SYGMA VIA GETTY IMAGES) ?? Georges Brassens, dans les années 1960, naviguant en père peinard sur la grand-mare des canards, du côté de Paimpol.
(PIERRE FOURNIER/SYGMA VIA GETTY IMAGES) Georges Brassens, dans les années 1960, naviguant en père peinard sur la grand-mare des canards, du côté de Paimpol.
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