Le Temps

D’UN TERRORISME L’AUTRE

Emmanuel Carrère suit l’intégralit­é du procès historique des attentats de 2015 qui se tient au Palais de justice de Paris. Cette semaine, une leçon de fraternité, face à la menace du prochain grand attentat

- PAR EMMANUEL CARRÈRE, ÉCRIVAIN © L’OBS - 2021

1. Enchevêtré­s

La salle du Bataclan peut accueillir 1498 personnes, elle était comble ce soir-là. Dans la fosse, près de 1000 spectateur­s. Debout, ils étaient très serrés. Quand ils se sont jetés au sol dans l’espoir d’échapper aux premières rafales, ils ne sont pas tombés les uns à côté des autres mais les uns sur les autres. Volontaire­ment ou involontai­rement, ceux du dessus ont protégé ceux du dessous. Plusieurs, qui se trouvaient en dessous, ont parlé du liquide chaud et poisseux qui a coulé sur eux sans qu’ils comprennen­t tout de suite que c’était du sang.

Un témoin parle de plusieurs couches, comme sur les images du massacre de Guyana: tout s’est mélangé, enchevêtré – cet adjectif, «enchevêtré», revient souvent. Une autre dit que quand les tueurs se sont arrêtés pour recharger leurs armes, elle a voulu se lever pour fuir et a pris appui sur le sol avec ses mains. Mais le sol sous ses mains était mou: ce n’était pas sur le sol qu’elle s’appuyait mais sur des gens, et ce n’étaient plus des gens mais des corps. Dans les mouvements désordonné­s vers les sorties, les uns ont forcément piétiné les autres en essayant de les enjamber. Parmi ceux qui sont sortis vivants, une femme a dit que le pire, pour elle, c’était cela: avoir été piétinée. D’autres disent que le pire, pour eux, est d’avoir piétiné.

2. Le mystère du bien

La culpabilit­é, qui ronge la plupart des survivants, c’est d’avoir survécu: pourquoi sontils morts, eux, pourquoi, moi, suis-je vivant? Pour certains, elle est plus incarnée. Elle a un visage, qui les hante. Le visage de quelqu’un qui appelait à l’aide, qu’on aurait peut-être pu secourir et qu’on n’a pas secouru. Soit parce qu’on avait quelqu’un d’autre à secourir, quelqu’un qu’on aimait, quelqu’un qui passait en premier. Soit pour sauver sa peau, parce qu’on passait soi-même en premier. Ceux qui ont agi ainsi ne se le pardonnent pas. Certains le disent, en termes poignants. Les autres leur pardonnent, ils disent que c’est normal, humain. Ils tiennent aussi à ce qu’on sache que beaucoup ont bien agi, et souvent mieux que bien, au-delà de ce qu’exige la morale.

Les histoires de naufrages, de catastroph­es, de sauve-qui-peut révèlent en général le pire de l’humain. Lâcheté, chacun pour soi, lutte à mort pour une place sur les canots de sauvetage du Titanic. Ici, très peu. A moins d’imaginer que se soit plus ou moins consciemme­nt construite parmi les rescapés du Bataclan une fiction collective de noblesse et de fraternité – ce qui est possible –, on est impression­né, audience après audience, par ces exemples d’entraide, de solidarité, de courage. C’est Bruno qui ne se contente pas de protéger Edith, une parfaite inconnue, de son imposante carrure mais, quand une chance leur est donnée de sortir, lui dit: «Viens, on y va.» «Je ne peux pas bouger», répond-elle, et lui, placidemen­t: «OK, je reste avec toi.» C’est Clarisse qui, suivie par une cinquantai­ne de personnes, défonce avec l’énergie de James Bond dans GoldenEye (c’est elle qui le cite) un faux plafond donnant accès à une cachette. Malgré la panique, on laisse monter les plus faibles d’abord, on leur fait la courte échelle, et personne ne dit: maintenant on est trop nombreux, on ne peut pas accueillir tout le monde, la barque est pleine. Clarisse les a sauvés, ils se sont sauvés mutuelleme­nt.

C’est le commissair­e de la BAC qui, au mépris de sa hiérarchie, décide d’entrer avec son chauffeur dans le Bataclan en sachant qu’ils ont très peu de chances, tous les deux, de franchir les portes en sens inverse. Ils n’ont que de petites armes de poing contre des kalachniko­vs, mais le commissair­e parvient à abattre un terroriste qui se fait exploser sur la scène, et son acte n’est pas seulement héroïque mais efficace: il fait cesser les tirs, on pourra commencer l’évacuation des vivants. Simone Weil: «Le mal imaginaire est romantique, romanesque, varié; le mal réel est morne, monotone, désertique, ennuyeux. Le bien imaginaire est ennuyeux; le bien réel est toujours nouveau, merveilleu­x, enivrant.» On parle trop, et trop complaisam­ment, du mystère du mal. Etre prêt à mourir pour tuer, être prêt à mourir pour sauver, quel est le plus grand mystère?

3. L’OAS

En même temps que le V13 s’est tenu au Tribunal correction­nel de Paris le procès de six petits Blancs pauvres des Bouches-du-Rhône. Logan Nisin, leur chef, moqué à l’école pour son acné et ses tics faciaux, est passé par le néonazisme (son adresse mail était klausbraun, pour Klaus Barbie et Eva Braun), puis, assez étrangemen­t, par un parti aussi vieillot que l’Action française, avant d’ouvrir la page Facebook des «admirateur­s d’Anders Breivik». («Je ne le considérai­s pas comme un terroriste, dit-il, mais comme un résistant.»)

Acquis à la théorie du Grand Remplaceme­nt, il a créé au lendemain du 13-Novembre son propre groupuscul­e, l’OAS – pour «Organisati­on des armées sociales», et en hommage à l’OAS du temps de la guerre d’Algérie, dont on se demande, vu son jeune âge, comment il a pu en entendre parler. On lit sur son site des choses comme «Rebeus, Blacks, dealers, migrants, racailles, djihadiste­s, si toi aussi tu rêves de tous les tuer nous en avons fait le voeu, rejoins-nous.» Ou, plus synthétiqu­ement: «On recrute des chasseurs d’Arabes.» Il en a recruté une demi-douzaine, sur lesquels il exerçait une autorité d’autant plus surprenant­e qu’il se plaint lui-même de son exceptionn­el manque de charisme. Un rite initiatiqu­e qu’il a imposé à ses recrues était d’«éclater» un rebeu désigné au hasard dans les rues de Marseille – mais l’affaire a tourné court, le rebeu leur ayant échappé sans même se douter du risque qu’il a couru.

Malgré ces débuts peu encouragea­nts, Nisin voyait grand et rêvait d’imiter de grands modèles: Breivik, donc (Norvège, 2011, 77 morts, pour la plupart de jeunes sociaux-démocrates réunis en séminaire); Dylann Roof (Caroline du Sud, 2015, 9 Afro-Américains); Alexandre Bissonnett­e (Canada, 2017, 6 musulmans), Brenton Tarrant (Nouvelle-Zélande, 2019, 51 musulmans). Il a trafiqué de son mieux un fusil de chasse pour en faire une arme de guerre, cherché à en acheter d’autres à des mafieux serbes et à se procurer du TATP, l’explosif du djihadiste moderne, projeté un grand massacre à la sortie d’une mosquée et l’assassinat de quelques figures de l’islamo-gauchisme, parmi lesquelles JeanLuc Mélenchon – qui s’est porté partie civile au procès, bien que ce projet n’ait pas connu une ébauche de réalisatio­n.

D’une façon générale, Nisin et sa bande ont beaucoup projeté et rien réalisé. Leur nocivité indiscutab­le est restée au stade de l’intention et de la haine en ligne. Ça ne les a pas empêchés d’être arrêtés et jugés, sous l’inculpatio­n d’«associatio­n de malfaiteur­s terroriste criminelle». La procureure qui a requis contre eux, jouant de la simultanéi­té avec le V13, a fait valoir la ressemblan­ce de leurs parcours avec ceux des djihadiste­s qu’ils combattent, – «deux faces, dit-elle, de la même médaille» – et leur dangerosit­é potentiell­e mais extrême. Leurs avocats dénoncent l’amalgame, la condamnati­on préventive qui est contraire au droit. Logan Nisin a pris 9 ans.

Ce procès enseigne deux choses. La première, c’est que le V13 a mis en lumière des dysfonctio­nnements des services de renseignem­ent. Des gens qu’on savait radicalisé­s, entraînés en Syrie, inscrits au fichier S, on les a, faute de crimes déjà commis, laissés en liberté, et l’opinion n’admet plus ces atermoieme­nts légalistes: il faut frapper avant qu’ils frappent. La seconde, c’est que la menace terroriste est en train de muter. Le prochain grand attentat – puisqu’il y en aura forcément un – pourrait bien venir non pas des djihadiste­s arabes mais de leurs émules et ennemis jurés: les suprémacis­tes blancs.

Cette chronique, écrite pour «L’Obs», est reprise dans «La Repubblica», «El País» et «Le Temps».

On parle trop, et trop complaisam­ment, du mystère du mal. Etre prêt à mourir pour tuer, être prêt à mourir pour sauver, quel est le plus grand mystère?

 ?? (PHOTO: ALEXANDRE ISARD/ PASCO POUR LE TEMPS) ?? EMMANUEL CARRÈRE
Né en 1957 à Paris, Emmanuel Carrère est écrivain, scénariste et réalisateu­r. Il est notamment l’auteur de «L’Adversaire» (2000), «D’autres vies que la mienne» (2009), «Limonov» (Prix Renaudot 2011), «Le Royaume» (2014) ou encore «Yoga» (2020), tous publiés aux Editions P.O.L. Il vient d’adapter au cinéma «Le Quai de Ouistreham» de Florence Aubenas.
(PHOTO: ALEXANDRE ISARD/ PASCO POUR LE TEMPS) EMMANUEL CARRÈRE Né en 1957 à Paris, Emmanuel Carrère est écrivain, scénariste et réalisateu­r. Il est notamment l’auteur de «L’Adversaire» (2000), «D’autres vies que la mienne» (2009), «Limonov» (Prix Renaudot 2011), «Le Royaume» (2014) ou encore «Yoga» (2020), tous publiés aux Editions P.O.L. Il vient d’adapter au cinéma «Le Quai de Ouistreham» de Florence Aubenas.

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