L’EXTRAVAGANT JARDIN-BIBLIOTHÈQUE D’AURESSIO
La Lausannoise Lucienne Peiry, spécialiste de l'art brut, raconte le destin d'Armand Schulthess et de son jardin tessinois disparu
◗ Neuchâtelois de naissance, Armand Schulthess a été commis de chancellerie au Département fédéral de l'économie publique à Berne. Fonctionnaire discret, il quitte son poste en 1951, à l'âge de 50 ans. Il déménage au Tessin, à Auressio, au-dessus de Locarno, et aménage, dans la plus grande solitude, un jardin très particulier.
Pendant vingt ans, et jusqu'à sa mort en 1971, il transforme sa propriété en une installation, une sorte de bibliothèque à ciel ouvert, rassemblant toute la connaissance humaine – il suspend aux arbres près de mille petites plaques de tôle sur lesquelles il rédige des textes. Evoquant les personnages Bouvard et Pécuchet, de Flaubert, il entreprend de compulser toute la connaissance universelle, de la pâtisserie à la chimie, de la glaciologie à la psychanalyse, de l'histoire à la musique classique. «Ce labyrinthe poétique constitue un acte de résistance symbolique. Dans la plus grande solitude et une détermination sans faille, l'ancien fonctionnaire a tenté de réorganiser le cosmos et de réordonner la pensée humaine», écrit Lucienne Peiry.
LA FEMME ABSOLUE
Le jardin semble aménagé dans l'espoir d'accueillir des visiteurs, les invitant, par des panneaux, à entrer en contact avec son propriétaire. Mais Schulthess, se contredisant lui-même, fuit ceux qui tentent de l'approcher. Au coeur de ses obsessions, il fantasme la femme de sa vie, sorte de déesse dont le corps et le sexe seront «les instruments du sublime orchestre». Cette dulcinée tant attendue ne viendra jamais le rejoindre; aucune Eve ne s'incarnera dans ce jardin d'Eden du savoir. Mais l'écrivaine valaisanne Corinna Bille découvre par hasard la propriété et s'en inspire pour une nouvelle, Le Propriétaire.
Max Frisch est également frappé par la démarche de Schulthess et l'utilise comme matériau pour son roman L’homme apparaît au quaternaire.
Dès la mort de l'artiste, ses héritiers s'empressent de démolir son oeuvre incomprise et marginale. N'en demeure aujourd'hui que des fragments, sauvés in extremis par le couple d'artistes Muriel Olesen et Gérald Minkoff.
Historienne de l'art, Lucienne Peiry a dirigé la Collection de l'art brut, à Lausanne, pendant dix ans (de 2001 à 2011). L'an passé paraissait aux Editions Allia un autre ouvrage de sa plume, Le Livre de pierre, qui revenait sur la vie et l'oeuvre de l'Italien Fernando Oreste Nannetti. Dès la fin des années 1950, cet homme grava un mur de la cour de l'hôpital psychiatrique de Volterra, où il était enfermé. Et rédigea, grâce à un alphabet secret, son journal intime sous les yeux de tous.
Le Jardin de la mémoire semble être le pendant du Livre de pierre. Très documenté, écrit avec élégance, il se lit lui aussi comme un captivant récit. Ces deux ouvrages contribuent chacun à sauver de l'oubli une oeuvre détruite par le temps et la méconnaissance des hommes.
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