Le cinéma hollywoodien n’a jamais été libéral
Dans la campagne de votation, les partisans du non opposent souvent un cinéma européen surprotégé et une industrie américaine qui serait dans une parfaite justice de l’offre et de la demande. L’histoire indique le contraire
En août 2020, l’administration Trump a, de manière plutôt discrète pour une fois, suspendu une disposition qui datait du milieu du XXe siècle. Considérant que l’évolution du secteur audiovisuel rendait obsolète cette règle, elle levait, a priori pour deux ans, le cadre issu de la «Paramount Decision», un verdict qui interdisait aux studios hollywoodiens de posséder, aussi, des réseaux de salles. De fait, le changement de 2020 n’a pas bouleversé le secteur parce que le chambardement est venu d’ailleurs: du web.
Alors que les autorités de la concurrence américaines ont bataillé pendant des décennies contre les studios de cinéma pour limiter leurs pulsions hégémoniques, internet a offert aux grands groupes ce dont ils rêvaient: le contrôle total de la chaîne de production et de valeur, du scénario à la consommation. C’est un acteur du web qui a ouvert la voie, Netflix, mais désormais les géants historiques que sont Disney, Warner et – ironie – Paramount s’y engouffrent.
«L’étude des pratiques des majors vient déconstruire la notion même de libre-échange»
Cette réalité économique du streaming éclaire un versant du débat sur la «loi Netflix». Celle-ci impose notamment un quota de films européens sur les TV et les plateformes. Issus des jeunesses de droite, ses adversaires opposent volontiers un marché du cinéma et des séries (sous-entendu: américain) tout à fait libre, face à une branche cinématographique suisse – par extension, européenne – sous perfusion de l’argent d’Etat et surprotégée dans son couffin, produisant des films dont personne ne veut. Sur le vaste marché de l’audiovisuel, Hollywood fonctionnerait comme un opérateur permettant toujours la rencontre de la demande et de l’offre, libéralement, sans entraves ni pressions.
A survoler l’histoire de cette industrie par les travaux de quelques experts, on mesure à quel point la réalité a été, et demeure, bien différente. Dans Hollywood à la conquête du monde (CNRS), Nolwenn Mingant tranche d’une manière on ne peut plus claire: «L’étude des pratiques des majors vient déconstruire la notion même de libre-échange.»
Dès ses débuts, l’industrie basée en Californie a voulu opérer à grande échelle, toujours plus grande. Le cinéma d’Amérique a bénéficié d’un marché domestique d’emblée immense, l’ensemble du pays ainsi que le Canada. Il a aussi profité de l’écroulement de l’Europe à deux reprises, après les guerres mondiales, ainsi que du constant activisme de son gouvernement et de ses réseaux diplomatiques pour soutenir la diffusion des films.
Les trois phases
Ce business se découpe grossièrement en trois phases: la production du film (écriture, tournage, postproduction); la distribution, au moyen de sociétés qui acheminaient les bobines ou qui contrôlent les fichiers; et l’exploitation, c’est-à-dire les salles de cinéma. Dans les années 1940, les autorités fédérales entament une longue guerre contre les studios de Hollywood. En acquérant des réseaux de salles, ceux-ci opèrent leur parfaite concentration verticale, ils maîtrisent toutes les étapes du film. C’est l’âge d’or du «studio system», stars glamours à souhait, films d’aventures et romantiques, et, dans les coulisses, pressions maximales pour verrouiller le marché à son profit.
Pour la justice américaine, ce débat tourne en une question fondamentale de droit de la concurrence. L’affaire remonte à la Cour suprême. En mai 1948, elle tranche en ouvrant la voie aux décrets Paramount: les studios peuvent opérer dans la production et la distribution, mais pas l’exploitation. Ils doivent de séparer de cette branche.
Des tactiques multiples
Les patrons des studios sont freinés dans leur volonté de puissance, mais ils trouvent d’autres moyens de peser sur le marché. Ils ont notamment mis au point de redoutables techniques pour resserrer l’offre – dans leur sens, bien sûr. L’une des plus répandues, et les plus brutales pour les exploitants de cinémas, est le «block booking»: le studio impose de projeter plusieurs films en sus d’une oeuvre jugée à fort potentiel. En somme, une manière d’écouler et tenter de rentabiliser des croûtes avec les films à succès.
La reconstruction de l’Europe après 1945 constitue un formidable gâteau pour Hollywood. On sait que l’une des conditions posées pour l’aide américaine dans le cadre du plan Marshall était l’ouverture des marchés, notamment pour le cinéma. Prenant l’exemple français, les auteurs d’un colloque à l’Université de Lausanne ont signalé que «les accords négociés à Washington par Léon Blum et Jean Monnet avec le secrétaire d’Etat Byrnes portèrent sur les mesures de contingentement touchant l’importation des films américains que l’industrie hollywoodienne voulait voir abrogées et que les Etats-Unis lièrent à l’effacement de la dette française et à l’octroi de prêts».
Dans L’Economie du cinéma américain (Armand Colin), les spécialistes Joël Augros et Kira Kitsopanidou écrivent: «Si l’activité cinématographique est dès son origine une activité internationalisée, c’est aux Etats-Unis que l’Etat comprend le mieux, le plus vite, la nécessité de soutenir et d’aider son cinéma via, notamment, son réseau diplomatique.» C’est ce qui s’est passé durant les dernières décennies, avec de constantes pressions de Washington pour l’ouverture de marchés jugés encore trop restreints, notamment par des quotas. Encore aujourd’hui, chaque année, l’administration américaine – quel que soit le locataire de la Maison-Blanche – tance la Confédération pour sa mollesse supposée dans la lutte contre le piratage de films sur le web.
Le système des «fonds bloqués», en fait très actuel
Il y a eu quelques mouvements de réticence et des doléances nationales. Après la Seconde Guerre mondiale, des pays européens ont appliqué le principe dit des «fonds bloqués». Les recettes, élevées, que les grands studios réalisaient dans ces pays ne pouvaient être rapatriées intégralement aux Etats-Unis; il fallait qu’une partie soit utilisée pour le bien des cinématographies nationales. C’est le début de systèmes complexes de taxations sur les entrées et d’exigences d’investissement qui existent toujours.
Durant les années 1970 à 1990 se sont mis en place bien des composants du paysage actuel, les majors, le renforcement de la distribution mondiale avec des accords locaux, la pratique des énormes succès préparés comme tels, les blockbusters – intéressante métaphore de la bombe qui détruit tout le pâté de maisons, c’est-à-dire qui pulvérise toute concurrence…
Le marché-monde comme terrain de jeu économique
Dans sa somme, Nolwenn Mingant raconte par le détail les stratégies avec lesquelles les studios ont défini le marché-monde comme leur terrain de jeu, et de bénéfices. Elle pose le cadre: «En poussant à la concentration de l’industrie, l’impératif de la taille critique répond à la recherche de contrôle traditionnelle de Hollywood. Les possibilités d’intégration verticales et horizontales vont dans le sens d’un contrôle toujours plus étendu de la carrière d’un film et de ses dérivés.»
L’adaptabilité de Hollywood à ses impératifs de conquête est allée jusqu’aux contenus, à la manière de concevoir les films et leurs ingrédients – à commencer par l’internationalisation du vedettariat des actrices et acteurs. Cependant, dans le débat toujours sensible portant sur le présumé impérialisme américain, l’experte relève que «l’impérialisme culturel des majors n’a jamais été véritablement d’ordre culturel, mais toujours économique».
Une concurrence des services, mais une concentration unique
Sous la constante pression des studios et de leurs propriétaires – Columbia passée sous l’égide de Sony, WarnerMedia à AT&T, etc. – l’administration fédérale a commencé à lâcher du lest sur les décrets Paramount dès les années 1980. L’acte de l’équipe de Donald Trump, en août 2020, aura sans doute une portée plus symbolique qu’effective. Car à présent, grâce au streaming, les majors ont obtenu ce qu’elles voulaient: la maîtrise de l’ensemble de la chaîne, jusqu’à la connaissance des goûts de chaque atome de son public, à travers ses choix de visionnement en ligne.
Certes, la concurrence croît à mesure que les services se multiplient. Presque chaque grand studio aura à terme son offre en ligne. Mais le succès fulgurant de Disney+, par exemple, a montré à quel point les anciennes firmes de l’audiovisuel ont su s’approprier la nouvelle mécanique du marché instaurée par Netflix.
Des «fonds bloqués» aux 4%
Lorsqu’ils défendent, entre autres, le quota des 30% et l’obligation d’investir en terres locales imposée à Netflix et consorts, la commissaire européenne Margrethe Vestager à Bruxelles comme Alain Berset à Berne tiennent un argumentaire semblable à celui qui a fondé les «fonds bloqués» dans les années 1950; en résumé, dans leur perspective, la nécessité de contenir un aspirateur à argent qui ratisse les marchés nationaux sans contrepartie.
Concluant son étude sur La Nouvelle Economie de l’audiovisuel (La Découverte), Alain Le Diberder signale que «le facteur de changement principal n’est pas la technologie, mais la mondialisation. Au moment où celle-ci semble remise en cause dans l’ensemble de l’économie, ou en tout cas marquer une pause, contestée à la fois par les politiques et les marchés, la mondialisation progresse en revanche de manière vertigineuse sur les écrans. Les régulations d’antan étaient nationales et culturelles, celles de demain seront nécessairement économiques et transnationales.» C’est exactement la manière dont les enjeux sont formulés en Europe.
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Après 1945, l’une des conditions posées pour l’aide américaine dans le cadre du plan Marshall était l’ouverture des marchés, notamment pour le cinéma