Le Temps

Au Liban, une machine électorale généreuse

Les premières élections législativ­es depuis l’effondreme­nt de l’économie et l’explosion du port de Beyrouth ont lieu dimanche. Enquête dans les coulisses de cette campagne marquée par la pauvreté et le repli communauta­ire où règne la corruption

- SOPHIE WOELDGEN, BEYROUTH SophieWoel­dgen

«De l’argent, de l’argent! Tu ne peux pas dire bonjour qu’ils te demandent déjà de l’argent», s’exclame Hanane, 60 ans. A bord de la petite Kia qui traverse Beyrouth à toute allure, l’ex-enseignant­e de français s’énerve contre les électeurs tout en couvrant d’éloges le candidat pour lequel elle travaille. «Jihad, c’est un gentil type, il est accessible et cela fait un an et demi qu’il travaille pour les Beyrouthin­s dans l’ombre», assure-telle. Pour illustrer son propos, elle rapporte: «Hier, il est venu boire le café seul, en triporteur. Au Liban, un homme politique qui n’est pas encore député, normalemen­t, il a déjà trois gardes du corps!» affirme-t-elle.

A quelques jours des élections, le téléphone d’Hanane n’arrête plus de sonner. Il faut qu’elle garantisse le plus d’électeurs possible à son candidat. Pour les convaincre, elle enchaîne les visites dans la capitale rongée par les crises économique, humanitair­e et communauta­ire. Le long des routes, les affiches délavées des innombrabl­es panneaux publicitai­res ont été recouverte­s par de flamboyant­es publicités électorale­s. Au détour d’une rue, les rideaux métallique­s d’un commerce noyé par la crise économique sont relevés de temps à autre. Des portraits de candidats et des drapeaux recouvrent désormais la vitrine. Beyrouth désenchant­ée est devenue Beyrouth électorale.

Quatre Libanais sur cinq sous le seuil de pauvreté

Sur son chemin, Hanane s’arrête chez Elie, garagiste. Ce dernier explique vouloir voter Jihad Pakradouni car «je connais son père depuis très longtemps». Mais ses principale­s préoccupat­ions sont économique­s. Elie vit avec sa femme sur un salaire mensuel de 675 000 livres libanaises, soit 25 francs suisses. L’équivalent de moins de 30 litres d’essence. «Le plus difficile, c’est la nourriture. Quand on rentre au supermarch­é, on doit souvent reposer les produits sur les étalages car on n’a pas assez d’argent pour les acheter», explique cet homme qui ne mange de la viande plus qu’une fois par mois. Chez lui, impossible de payer les factures d’un générateur privé et l’électricit­é publique n’arrive plus qu’une heure par jour.

Elie n’est pas une exception. En trois ans, la livre libanaise s’est effondrée face au dollar. Dans le même temps, les prix des produits de première nécessité comme la nourriture, les médicament­s ou l’essence ont explosé. Près de 80% de la population vit sous le seuil de pauvreté.

«Pour encourager les électeurs à aller voter, on leur fournit un bon d’essence ou on leur organise un taxi», explique Jihad Pakradouni. Cet homme d’affaires franco-libanais a décidé de se lancer en politique après l’explosion du port le 4 août 2020, qui a fait 215 morts. «Jihad ne pouvait pas rester les bras croisés. Il s’est mis à aider là où il pouvait», raconte sa femme. C’est ainsi qu’il a fondé l’ONG Li Beirut. Depuis son investitur­e en politique, il assure s’être retiré de toute activité humanitair­e. Jihad Pakradouni n’est cependant pas un novice en politique. Il est encarté chez les Kataëb, l’un des partis traditionn­els chrétiens depuis 1992. Son père a été ministre, lui figure sur la liste des Forces libanaises.

A la veille des élections, des dizaines de personnes s’affairent dans son QG électoral d’Achrafieh. Les réunions s’enchaînent. Le va-etvient est incessant. Tamara, jeune femme aux longs cheveux noirs, est plongée dans des dizaines de listes. «Quand nos «clés électorale­s», souvent des notaires, nous ramènent des électeurs, je vérifie qu’ils ne sont pas déjà inscrits chez nous», rapporte-t-elle. Puis elle illustre: «Si je suis une clé électorale, que je rassemble 25 personnes qui veulent voter pour Jihad, je suis responsabl­e d’eux du début jusqu’au jour du vote. Je prends leur nom, leurs coordonnée­s, leur situation financière, s’ils sont membres d’un parti politique. Et si cet électeur tarde à venir voter le jour des élections, la clé électorale contactera sa famille pour comprendre pourquoi il ne s’est pas déplacé», explique Tamara. Elle questionne: «C’est un peu comme en France, non?»

A chacun 100 dollars

Un processus habituel, mais cette campagne électorale a une saveur particuliè­re. Dans la capitale ruinée, «il y a maintenant plus d’argent qu’en Suisse», rigole celui qu’on appellera Tony. Cette «clé électorale», un vieux routier de la politique qui arpente les coulisses d’un parti chrétien depuis près de cinquante ans et refuse de dire pour qui il roule, n’en démord pas: «Maintenant, la corruption est flagrante.» Depuis le mouvement de contestati­on de l’automne 2019, nombre de citoyens libanais sont désabusés. Alors, pour récolter les voix, il utilise des arguments terre à terre: «Il y a les gens qui aiment l’argent. Il y a des gens qui n’arrivent plus à payer l’école de leurs enfants. Ceux qui se voient refuser l’accès à l’hôpital, faute de ressources. Et enfin, ceux qui n’ont pas assez de moyens pour manger. A chacun 100 dollars pour les aider un peu», explique-t-il entre deux gorgées de whisky.

Lors du dernier scrutin, les candidats demandaien­t aux électeurs de se filmer dans l’isoloir afin de prouver qu’ils avaient bien voté pour eux. Dimanche, les téléphones seront interdits dans les bureaux de vote, «mais on verra comment ça se passe», nuance Ali Sleem. Selon Tony, payer l’électeur est indispensa­ble pour espérer gagner: «Si tu paies, je vote. Si tu ne paies pas, je trouve un autre candidat. C’est surtout comme cela chez les chrétiens. Les chiites, ils sont unis,» affirmet-il. A sa connaissan­ce, tous les partis mettent la main à la poche: «Les Forces libanaises, les Kataëb, le Courant patriotiqu­e libre (CPL), même les indépendan­ts paient.»

Pourtant, pour notre candidat indépendan­t Jihad Pakradouni, «il ne suffit pas de payer, sinon ils vont mettre n’importe quoi dans l’isoloir. Vous allez obtenir 500 voix alors que vous pensiez en avoir 5000. C’est pour ça que c’est très difficile», dit-il. Pour lui, il ne s’agit pas tant de donner de l’argent que «d’être sur la bonne liste, d’être convaincu et que l’électeur ait un minimum confiance en le fait que vous allez réussir». D’ailleurs, pour le candidat arménien orthodoxe, «il y a une différence certaine entre l’achat de voix et l’aide. Une aide, elle était fournie avant, pendant et va continuer après l’élection. Si je vous donne de l’argent pour votre voix par contre, je vous confisque votre liberté, votre honneur, votre amour-propre. Je vous achète pour une journée. Vous ne pouvez même plus venir le lendemain pour me demander de vous aider», dit-il.

D’autres regorgent d’imaginatio­n pour convaincre. Fouad Makhzoumi, par exemple, offre des rendez-vous dans des salons de beauté. Le CPL a, quant à lui, envoyé des SMS avec les points de distributi­on gratuite de pain, un jour de pénurie: «Aujourd’hui, vous avez besoin de nous, demain nous aurons besoin de vous», concluait le message.

Quand les partis remplacent les services étatiques

«L’achat de votes n’est pas le principal moyen. Depuis septembre 2021, on observe une explosion des services fournis à la population par les partis politiques», rapporte Ali Sleem, directeur exécutif de LADE. Selon leurs observatio­ns, les services les plus répandus sont la distributi­on de bons d’achat dans les supermarch­és, les dons de lait en poudre pour nourrisson­s – indisponib­les l’été et l’automne derniers au Liban – ou encore de fuel pour le chauffage ou du carburant. Ces biens sont aussi fournis aux municipali­tés.

Une stratégie face à laquelle Tarek Ammar, tête de liste de Beyrouth

Madinati, du parti d’opposition social écologiste Madinati, se sent démuni. «Avec 40 000 dollars de budget, je n’ai pas les moyens. Rien que pour être invité dans une émission de télévision, il faut payer entre 15 000 et 100 000 dollars. Nous essayons de faire campagne sur les réseaux sociaux mais 47% des votants à Beyrouth 1, (le district où il se présente), ont 60 ans et plus», avance-t-il.

«C’est le temps des voyous»

Les tensions communauta­ires ajoutent à son désarroi: «Depuis l’explosion, beaucoup de gens ont perdu espoir. Nombreux sont ceux à avoir quitté le pays. Et dans le quartier très touché où les souvenirs de la guerre civile sont encore fortement présents, ceux qui sont obligés de rester sont effrayés. Lorsque je discute avec des habitants, ils me disent souvent: «J’ai voté pour toi en 2016. Mais cette année, je m’excuse, mais ce n’est pas ton moment. C’est le temps des voyous. Toi, tu ne peux pas lutter contre le Hezbollah, seules les Forces libanaises le peuvent», rapportent-ils.

Chez les chiites, les résultats semblent également joués d’avance. Mardi, le parti pro-iranien a organisé un rassemblem­ent électoral grandiose dans la banlieue sud de Beyrouth. Des milliers de partisans se sont réunis. Femmes d’un côté, hommes de l’autre, la ferveur était palpable. Devant une foule survoltée, Hassan Nasrallah, dont le discours était projeté sur un écran géant, a défendu «un Etat fort et efficace pour protéger notre souveraine­té et nous protéger des agressions […] dont le peuple seul ne peut pas s’occuper». Les paroles du chef charismati­que résonnent dans la foule qui brandit drapeaux et portraits de leur leader. «Les problèmes économique­s, nous les subissons de plein fouet. Mais le plus important, c’est la sécurité», affirme Rayane, enseignant­e, 26 ans.

Originaire du Sud-Liban, elle considère que «quelqu’un qui n’a pas vécu l’occupation israélienn­e, les humiliatio­ns de la part des chrétiens – nous étions considérés comme moins que rien – ne peut pas comprendre». Jaffar l’affirme, «on souffre de la crise comme tout le monde. Mais les autres partis en parlent pour faire oublier la vraie question: la sécurité. Car sans le Hezbollah, le Sud-Liban serait une terre sioniste.» Quant à Rayane, elle soutient aussi le Hezbollah car «il nous apporte ce dont nous avons besoin: la sécurité sociale, les retraites, la nourriture, les écoles». Semblable aux autres partis dans ses méthodes, l’hégémonie politique et financière permet pourtant au Hezbollah de décupler les moyens qu’il dédie au clientélis­me.

Et, plus l’échéance approche, plus «les enchères vont monter». Tony s’attend à ce qu’une voix coûte jusqu’à 500 dollars le jour du scrutin, «une somme que beaucoup de candidats seront prêts à débourser», affirme-t-il. Et si les pronostics du professeur de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph Rabih Haddad se vérifient, le Liban se réveillera lundi matin avec «un parlement prêt à l’affronteme­nt». ■

«Pour encourager les électeurs à aller voter, on leur fournit un bon d’essence ou on leur organise un taxi» JIHAD PAKRADOUNI,CANDIDAT AUX ÉLECTIONS LÉGISLATIV­ES

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(BEYROUTH, MAI 2022/NICOLAS CORTES POUR LE TEMPS) L’équipe de campagne du candidat Jihad Pakradouni sur le terrain, à Beyrouth, pour convaincre les électeurs.
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