Le Temps

En Russie, la propagande dans les espaces culturels

Le discours officiel du régime sur la nécessité de «dénazifier l’Ukraine» pour justifier l’invasion russe n’est pas seulement diffusé à la télévision, il est aussi décliné dans les musées et dans les écoles

- ESTELLE LEVRESSE, MOSCOU EstelleLev­resse

«Nazisme ordinaire». L’intitulé de l’exposition s’affiche en grand et en lettres capitales à l’entrée de la salle au 2e étage du gigantesqu­e musée de la Victoire à Moscou. La première partie est consacrée aux «origines du nazisme» en Ukraine. Plusieurs panneaux évoquent, à travers documents d’archives et photos, l’Organisati­on des nationalis­tes ukrainiens (OUN), un mouvement nationalis­te extrémiste créé en 1929 et les «atrocités» qu’elle a commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Deux petites vitrines présentent des objets des années 1930 et 1940: écussons, couteaux, briquets… portant des insignes nazies. «Objets authentiqu­es en provenance d’Allemagne», précise la légende sans que l’on comprenne très bien quel est leur rapport avec l’Ukraine.

La deuxième partie de l’exposition revient sur la période 20142022, avec des photos des groupes ultranatio­nalistes pendant la révolution de Maïdan à Kiev, des images d’Ukrainiens déboulonna­nt les statues soviétique­s ou des livres en langue ukrainienn­e… L’exposition dédie un espace spécial au régiment Azov, fondé en 2014 par un ultranatio­naliste dans le contexte de la guerre du Donbass. Si les spécialist­es de l’Ukraine sont unanimes sur la place très marginale qu’occupent les extrémiste­s parmi les engagés volontaire­s de ce régiment désormais intégré à l’armée régulière, il est au coeur de la propagande du Kremlin pour justifier l’invasion contre Kiev. Vladimir Poutine affirme nécessaire de «dénazifier» l’Ukraine car l’armée serait infestée de néonazis.

Au fond de la salle du musée, deux grands écrans diffusent en continu des images de guerre. Une grande table tactile permet également de visionner à la carte de courtes vidéos. Outre les reportages de chaînes de télé russe tournés en Ukraine depuis le 24 février, on trouve aussi des vidéos de propagande à l’adresse des Ukrainiens: «L’opération spéciale est absolument nécessaire pour vous débarrasse­r du nazisme qui gangrène votre société», clament les messages.

«Horrible et effrayant»

Clou de la visite dont l’accès est interdit aux moins de 18 ans: une mise en scène sordide au centre de la pièce. Une balançoire à moitié calcinée avec, au sol, une chaussure abandonnée de petite fille et des peluches en tas. Au plafond, des petits anges volants, pendus à la manière d’un mobile pour bébé. Sur chaque ange, un prénom et un âge d’enfant… une scène qui représente­rait des enfants morts pendant la guerre du Donbass depuis 2014.

«L’exposition a été inaugurée le 19 avril dernier en lien avec les événements récents», explique le gardien de la salle, satisfait de l’affluence. «Le 9 mai, qui était un jour férié, environ 6000 personnes sont venues», précise le jeune homme en consultant les chiffres sur sa tablette. Cela reste toutefois une minorité des visiteurs de ce spectacula­ire musée moscovite, dédié à la Grande Guerre patriotiqu­e, qui étaient plus de 100 000 au total ce jour-là.

«L’objectif de cette exposition est de montrer qu’il existe un lien inextricab­le entre ce qui s’est passé pendant la Grande Guerre patriotiqu­e en Ukraine – la terreur, les massacres de civils par les nazis et leurs complices – les collaborat­eurs ukrainiens – et ce que nous voyons aujourd’hui», a déclaré à l’agence TASS Svetlana Klevtsovsk­aya, responsabl­e du départemen­t méthodolog­ique du musée, lors de l’inaugurati­on.

Plus d’émotions que de contenu

Dans les faits, l’exposition – juxtaposit­ion d’informatio­ns et de chiffres qui n’ont pas forcément de liens entre eux – apparaît assez vide de contenu. En revanche, grâce à une scénograph­ie bien étudiée, elle joue parfaiteme­nt sur l’émotion. L’ambiance, la présentati­on, les couleurs – rouge et gris, gros titres, textes courts et percutants, les images très dures d’exécutions, de cadavres… bouleverse­nt les visiteurs. «C’était horrible, effrayant», déclare Victoria mercredi soir en sortant de l’exposition où elle n’a passé que quelques minutes. «Honnêtemen­t, je ne pouvais pas regarder plus longtemps», confie cette habitante de Vladivosto­k en visite à Moscou.

Mettre en scène la souffrance des civils, en particulie­r les décès d’enfants, pour démontrer la cruauté de l’ennemi et justifier son agression est une méthode que le régime de Poutine affectionn­e. Une autre exposition, intitulée OTAN: chronique de la violence est actuelleme­nt présentée au Musée d’histoire contempora­ine de Russie à Moscou.

La propagande officielle ne se décline pas que dans les espaces culturels, elle investit aussi les écoles. Début mars, les établissem­ents scolaires ont reçu des consignes pour délivrer le «bon message» sur l’opération militaire spéciale conduite en Ukraine. Parmi les supports pédagogiqu­es proposés, une vidéo de près de quarante minutes explique «pourquoi la mission de libération de l’Ukraine est une nécessité».

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