Elias Sanbar et Elie Barnavi, chacun sur sa rive
Créé par l’écrivain genevois Metin Arditi, le Prix Constantinople récompense un Palestinien et un Israélien, «hommes de paix» qui n’ont pas pour autant renié leurs convictions
«Il faudrait nous donner deux semaines, et je crois qu’on y arriverait.» La boutade vient de l’Israélien Elie Barnavi. A moins qu’elle n’ait été formulée par le Palestinien Elias Sanbar. Peu importe, au fond: tous deux tournent depuis des décennies autour du conflit israélo-palestinien, ils en connaissent chaque détour, chaque piège, chaque obstacle. A tel point que, si on les laissait isolés ensemble, disons deux semaines, ils pourraient en sortir triomphants, sourient-ils, avec un règlement de paix en poche.
Mettre fin définitivement à un conflit vieux de sept décennies? L’interminable dispute israélo-palestinienne n’a pas manqué de couples emblématiques, dont le plus célèbre fut celui que formèrent Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, sur la pelouse de la Maison-Blanche, il y a bientôt trente ans. Elle vient de s’en trouver un nouveau: l’Israélien Elie et le Palestinien Elias ont été couronnés cette semaine à Paris du Prix Constantinople, créé par l’écrivain genevois Metin Arditi, dont il s’agissait de la première édition. Récompenser ce couple-là tient de l’évidence, tant le parcours des deux hommes est lié à celui de leur région. Mais il s’en dégage aussi un parfum de tristesse, comme ceux que dégagent les occasions définitivement perdues. «Ce prix est donné aujourd’hui à une solution qui n’a pas abouti», résumait Elias Sanbar.
Au-delà de partager un même prénom, les deux hommes – tous deux historiens bien entrés dans la septantaine – ont aussi suivi un chemin parallèle, bien que dans les camps opposés. Pouvant se montrer très critiques visà-vis de leur pays respectif, ils en sont aussi devenus par moments les représentants officiels: Elie Barnavi en tant qu’ambassadeur d’Israël en France, durant la seconde Intifada palestinienne; Elias Sanbar en tant qu’ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, l’une des seules enceintes à avoir accueilli cet Etat toujours en quête de reconnaissance, quitte à subir de plein fouet les frondes américaines.
Un seul objectif
Mais surtout, l’un et l’autre ont oeuvré pendant une bonne partie de leur vie tendus vers un seul objectif: rapprocher leurs deux peuples, s’accrochant à une «solution des deux Etats» – l’israélien et le palestinien – qui, pour eux, représente le seul moyen d’échapper au bain de sang. Né dans une Palestine que sa famille s’est vue obligée de fuir lors de la création de l’Etat d’Israël, Elias Sanbar participera aux réunions qui se tiendront dans le plus grand secret avec les Israéliens, dès les années 1970, avant de devenir un membre officiel de la délégation palestinienne, lors des négociations de paix d’Oslo. Chargé notamment de négocier la question des réfugiés palestiniens, il en tirera une ligne de force à laquelle il ne dérogera plus: les droits (ici, ceux des Palestiniens qui ont perdu leur terre) doivent rester absolus, mais leur application peut être relative. C’est là que commence le dialogue.
Elie Barnavi, quant à lui, se place lui-même à gauche du Parti travailliste. Cet amoureux de la France, né en Roumanie, n’a jamais manqué à la règle de mettre ses principes en application, donnant par exemple des cours à l’université palestinienne de Ramallah, à une époque où le simple fait de se rendre dans les territoires palestiniens est perçu par les habitants de l’Etat hébreu comme un synonyme de danger mortel.
L’ancien diplomate est sévère sur l’évolution qu’a connue son pays et évoque «la lèpre» que constitue la lecture désormais religieuse d’un conflit opposant avant tout deux nationalismes. «Le jour où les dirigeants israéliens ont commencé à évoquer la Judée-Samarie plutôt que la Cisjordanie occupée, c’en était fini», assène-t-il.
«Sensibilités historiques» dissemblables
En se délectant visiblement devant le choix porté par le Prix Constantinople – qui vise à récompenser ceux qui jettent symboliquement des ponts des deux côtés du Bosphore –, Metin Arditi a salué des «hommes de paix» qui restent néanmoins «solidement campés sur leur rive». C’est la force de l’âge: si les deux hommes s’apprécient et se connaissent bien, ils reconnaissent pleinement leurs différends. Lors d’une rencontre organisée à Paris par l’écrivain genevois, à laquelle assistait Le Temps, ils reconnaissent cependant l’existence de «noeuds», d’ordre mémoriel, extrêmement difficiles à surpasser.
C’est, pour l’Israélien, «la moralité incontestable de l’entreprise sioniste»; c’est, pour le Palestinien, la nécessité de ne pas perdre de vue une égalité nécessaire, dans un ensemble où se feront bientôt face 7 millions d’Israéliens et autant de Palestiniens.
«Ce prix est donné aujourd’hui à une solution qui n’a pas abouti»
ELIAS SANBAR, HISTORIEN PALESTINIEN
«Le jour où les dirigeants israéliens ont commencé à évoquer la Judée-Samarie plutôt que la Cisjordanie occupée, c’en était fini»
ELIE BARNAVI, HISTORIEN ISRAÉLIEN
Des «sensibilités historiques» forcément dissemblables mais non, pour autant, irréconciliables, veulent pourtant croire les deux récipiendaires. «Israël se considère comme la quintessence du bien, note Elie Barnavi. Il ne peut donc reconnaître ses fautes, craignant que cela le fragilise. Or c’est bien l’inverse qui est vrai: une telle reconnaissance ne ferait que le fortifier.»
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