Le Temps

Les années viennoises de Lucas Cranach

Le peintre de la Renaissanc­e, dit Cranach l’Ancien, est à l’honneur à Winterthou­r, où la Collection Oskar Reinhart se penche sur ses débuts

- Elisa de Halleux

Plusieurs chefs-d’oeuvre d’un grand maître de la Renaissanc­e, Lucas Cranach (1472-1553), dit Cranach l’Ancien, sont réunis à Winterthou­r par la Collection Oskar Reinhart «Am Römerholz» de Winterthou­r. Réalisée en collaborat­ion avec le Kunstmuseu­m de Vienne, l’exposition s’y poursuivra ensuite. Des peintures en petit nombre, mais d’une très grande beauté, éclairent les débuts peu documentés et peu connus de l’artiste à Vienne, où il évolue autour de 1500 au sein de cercles humanistes. Complétée par des gravures, des dessins et quelques enluminure­s, la rétrospect­ive offre un aperçu général de la jeunesse du peintre, de son style brillant et singulière­ment expressif et de son langage formel novateur. Penchons-nous sur quelques-unes de ces pièces uniques.

Interpréta­tions et conjecture­s

Le regard dirigé vers le ciel, un jeune homme, portraitur­é en buste, semble chercher l’inspiratio­n. Un paysage d’une exceptionn­elle richesse de motifs et de couleurs encadre le personnage, qui est assis dans cette nature féerique, un livre en main. Le modelé de son visage, peint avec délicatess­e, décrit avec précision la moindre de ses singularit­és; ses cheveux sont très finement tracés dans des ondulation­s qui soulignent ses traits encore juvéniles. Johannes Cuspinian, ici représenté, est un humaniste allemand, médecin et poète. Le portrait fait partie d’un diptyque de mariage – réalisé vers 1502-1503 – dont l’autre panneau, auquel il était originelle­ment attaché, figure son épouse, Anna Putsch.

Vêtu d’un ample manteau noir à col de fourrure, paré d’une coiffe rouge à bord relevé, il est tourné vers sa femme, parée d’une élégante robe rouge damassée bordée de velours noir, dont les couleurs la relient et font écho à celles de son époux. Elle est assise, tout comme lui, non pas devant, comme le voudrait la tradition picturale, mais à l’intérieur même du paysage environnan­t. En témoignent les bouquets d’herbes qui les entourent. Cet élément, dont l’originalit­é est soulignée par la conservatr­ice Kerstin Richter, n’est pas le seul des nombreux détails remarquabl­es qui caractéris­ent ce tableau.

Réminiscen­ces thématique­s

Il y a en effet toute une vie animale et humaine qui anime l’arrière-plan de cette peinture, qui a donné lieu à maintes interpréta­tions et conjecture­s. On aperçoit par exemple neuf figures féminines. L’une se baigne, l’autre se repose à l’abri d’un bosquet. S’agirait-il des neuf muses? D’autres détails encore sont difficiles à interpréte­r, comme l’oiseau que l’on aperçoit dans le portrait d’Anna Cuspinian. Ferait-il allusion aux tempéramen­ts des deux modèles? S’agit-il d’un ara, espèce alors récemment découverte? A défaut de détenir toutes les clés de lecture de cette oeuvre complexe, nous pourrons en admirer l’extrême finesse et les moindres détails grâce au film projeté dans l’une des salles du musée.

Un oiseau similaire apparaît dans le très beau Saint Jérôme pénitent (1502) – premier tableau daté connu de Cranach l’Ancien – qui a voyagé depuis Vienne pour l’occasion. Une peinture dont le commandita­ire pourrait être ce même Johannes Cuspinian, ou peut-être un autre humaniste. La chouette, déjà présente dans le diptyque de mariage, se niche ici dans l’un des arbres (également très semblables à ceux de notre diptyque), qui forment le décor luxuriant de cette oeuvre sacrée.

L’atmosphère de cette peinture de dévotion, marquée par l’agitation intérieure de l’ascète, qui regarde fixement l’apparition de Jésus crucifié, empoignant sa barbe et saisissant une pierre pour se frapper la poitrine, se retrouve dans la Crucifixio­n (dite «Crucifixio­n des Ecossais») de 1500, une oeuvre également parcourue par de puissants accents dramatique­s, lisibles tant dans l’expression des visages que le ciel chargé de nuages lourds. Le Saint Jérôme cite la Crucifixio­n en introduisa­nt dans la compositio­n une représenta­tion, formelleme­nt très proche, du Christ en croix. On observe ainsi un même fil formel et stylistiqu­e, et des réminiscen­ces thématique­s, entre ces trois oeuvres. Autant de similitude­s qui dessinent une cohérence au sein de la production viennoise de l’artiste.

Présence vive

L’art de l’époque n’est pas dénué d’humour, un humour parfois grinçant, comme le montre un surprenant diptyque du Maître du Rhin supérieur, également présenté dans l’exposition. Il dépeint un jeune homme d’une famille de renom tenant une rose blanche (autrefois rouge) à la main, avec, en pendant, non la future épouse comme on l’attendrait de ce portrait dans la tradition des diptyques de fiançaille­s, mais la Mort. On y voit en effet représenté le torse d’un squelette en décomposit­ion, dont le ventre ouvert laisse échapper des vers grouillant­s…

Au moment de la réalisatio­n du tableau, le portraitur­é s’apprêtait, ses études terminées, à rejoindre la chartreuse du Val-Sainte-Marguerite sur les rives du Rhin, un ordre qui mettait l’accent sur la réflexion sur la mort et le rejet de la vie terrestre. L’air apaisé, le jeune homme ne semble nullement effrayé à cette perspectiv­e, qui réjouit par ailleurs l’étrange fiancée à ses côtés: exhibant toutes ses dents en un large sourire, le squelette joint les mains dans une attitude coquette et gaie, comme transporté de joie en anticipati­on du bonheur qui comblera bientôt le couple.

On admirera aussi le merveilleu­x Portrait d’une femme en prière (vers 1508) du Kunsthaus de Zurich, qui formait à l’origine l’un des panneaux latéraux d’un triptyque de dévotion, genre répandu aux Pays-Bas à l’époque. L’arrière-plan neutre, le cadrage serré, la simplicité de la coiffe et de la robe noire ourlée de blanc magnifient le modelé extrêmemen­t subtil de ce visage éclatant, et donnent à la figure une présence vive, presque réelle. Cette femme au regard à la fois animé et intérieur nous paraît toute proche. C’est la magie de ces oeuvres qui traversent les siècles et nous parlent encore.

Cranach – Les débuts à Vienne, Collection Oskar Reinhart «Am Römerholz», Winterthou­r, jusqu’au 12 juin.

 ?? (Collection Oskar Reinhart «Am Römerholz»/P. Schälchli, Zürich) ?? Lucas Cranach l’Ancien, «Portrait du docteur Johannes Cuspinian», 1502-1503.
(Collection Oskar Reinhart «Am Römerholz»/P. Schälchli, Zürich) Lucas Cranach l’Ancien, «Portrait du docteur Johannes Cuspinian», 1502-1503.

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