Le Temps

Le don d’organes, l’intimité mise en mots

- La chronique de Gauthier Ambrus

Peut-on trancher une question éthique au moyen du vote? Sitôt formulé, le débat sur le projet d’extension du don d’organes a viré au choc des valeurs. Si bien qu’un problème qui est a priori de nature éminemment pratique, puisqu’il s’agit de combler le déficit structurel de donneurs, a fini par se compliquer singulière­ment. On ne s’en étonnera pourtant guère, tant la délicatess­e intrinsèqu­e du sujet est de nature à diviser les esprits, voire à soulever les passions. On s’en étonnera d’autant moins qu’elle touche probableme­nt des points de fragilité sociétaux qui la dépassent allègremen­t.

Les détracteur­s du projet de loi estiment que faire de tout le monde un donneur tacite en puissance dénaturera­it la valeur du don, que seul un choix volontaire est susceptibl­e de lui accorder. La nouvelle loi, avec ses relents utilitaris­tes, pousserait donc à une dépersonna­lisation des actes fondamenta­ux qui donnent sens à l’identité humaine et servent de soubasseme­nt aux valeurs collective­s.

Expérience unique

La discussion, fort intéressan­te en elle-même, fait néanmoins l’impasse sur un acteur de taille: le patient en attente de greffe. Car pour qu’il y ait don, il faut que celui-ci soit reçu et accepté en tant que tel. Donnons donc la parole à l’un de ces destinatai­res silencieux de la donation, afin de comprendre un peu mieux quelle significat­ion elle revêt à ses yeux. Chaque expérience en la matière est unique par définition, puisqu’elle met en jeu ce qu’il y a de plus intime. Mais les réflexions qui peuvent s’en extrapoler ont bien le droit de s’inviter à leur tour dans le débat. Or c’est une chance, il se trouve qu’un philosophe, Jean-Luc Nancy, a tiré un texte inclassabl­e de son vécu de greffé du coeur, L’Intrus (2000), à mi-chemin entre le récit d’expérience et la méditation, un peu à la manière dont saint Augustin interroge le sentiment du temps dans les Confession­s (mais sans un Dieu pour aiguiller son désarroi vers l’apaisement).

Le soulagemen­t d’avoir retrouvé un coeur en état de battre ne dure guère. La transplant­ation est vite, pour Nancy, un événement qui ébranle toutes les certitudes immédiates, celles que garantit d’ordinaire la conscience de soi comme être vivant. «Si mon propre coeur me lâchait, jusqu’où était-il le «mien»?» se demande-t-il. Au point de ne plus savoir très bien «quelle est cette vie «propre» qu’il s’agit de sauver». On devient progressiv­ement étranger à soi-même, comme un intrus à l’intérieur de ce corps qu’on sent nous échapper, pris dans un cercle d’aliénation s’élargissan­t toujours plus au rythme des interventi­ons médicales qui se succèdent.

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

Solidarité humaine

Cet autre qui s’est installé au-dedans de soi, ce n’est pas l’écho lointain du donneur. Jean-Luc Nancy ne ressent pas de sentiment fraternel particulie­r à l’égard de cette figure qui reste pour lui évanescent­e et sans contours. Il n’en retient que l’idée abstraite d’une sorte de solidarité humaine «qui institue entre tous une possibilit­é de réseau ou la vie/mort est partagée, où la vie se connecte avec la mort, où l’incommunic­able communique». Expérience vague qu’il tente ici de traduire avec ses mots de philosophe, comme d’autres le feraient avec les leurs.

Car il n’a aucun doute là-dessus, la greffe est affaire de culture autant que de savoir-faire médical. Il se souvient notamment qu’elle avait d’abord buté, au Japon, sur une réticence à recevoir un organe provenant du corps d’un mort. N’est-ce pas alors la technique qui nous impose de revoir nos comporteme­nts culturels et qui nous dicte en fin de compte ce que doivent être nos valeurs? «Ce qui veut dire que nous avons à trancher: ou bien nous laissons un processus aveugle s’approprier nos existences, ou bien nous nous réappropri­ons le processus lui-même.» Ou bien… ou bien: la formule semble faite pour les urnes. Mais sa radicalité est peut-être trompeuse. Au fond, «se réappropri­er le processus», est-ce que ce n’est pas justement la tâche que le législateu­r s’est donnée, avec toutes les difficulté­s qui l’accompagne­nt inévitable­ment?

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