Mère et fille face au passé
Une fille observe sa mère sombrer dans les souvenirs de la dictature argentine. Dans «Ce que tomber veut dire», Ana Negri explore l’incommunicabilité des traumas familiaux
Comment raconter l’exil politique reçu en héritage? En creusant le rapport au langage, ce lieu où se terre l’indicible. La primo-romancière Ana Negri est née en 1983 au Mexique, de parents argentins ayant fui la dictature. Dans Ce que tomber veut dire, son alter ego s’appelle Clara et cherche la lumière en voulant s’affranchir des ténèbres d’un passé qu’elle n’a pas connu mais qui conditionne en tout point son rapport au monde.
Dans son travail, dans ses relations amoureuses, Clara semble toujours en décalage et peine à se faire comprendre. A la maison, sa mère ressasse les mêmes histoires. En proie à des hallucinations, elle ne distingue plus le réel de ses délires paranoïaques: «Ils ont changé le sens de tout, ils ont tordu les mots et mis le monde sens dessus dessous», dit-elle pour décrire le «processus de réorganisation nationale» imposé à l’époque par le régime militaire argentin. En les acculant à la clandestinité, les milices de la dictature privaient les opposants de leur existence et de leur identité.
Dans le meilleur des cas, ces derniers fuyaient le pays et se reconstruisaient ailleurs. Mais ces fondations sont fragiles. Plusieurs décennies après les événements, à l’approche de la réouverture des procès en réparation qui visent à indemniser les victimes de la dictature, la mère de Clara est devenue entièrement dépendante de sa fille. En proie à des crises d’angoisse, elle est persuadée d’être à nouveau cernée par ses bourreaux.
Tenir la folie à distance
Dans une ville de Mexico aux horizons hachés par les gratte-ciels, sa fille lutte pour tenir sa folie à distance tout en cherchant sa place dans une histoire qu’elle n’a pas directement vécue. Elle aimerait mais ne peut pas s’affranchir du traumatisme de ses parents. Il lui suffit d’ouvrir la bouche pour trahir ce déchirement: bien qu’elle parle espagnol comme les Mexicains, son accent, entretenu par les fréquentations et le mode de vie argentin de son enfance, l’identifie d’emblée comme une enfant de réfugiés.
Ana Negri écrit comme on monte les barreaux d’une cage. A chaque page, la conscience de l’impossible oubli pèse un peu plus sur le récit. En s’attardant sur des scènes a priori ordinaires – des détails de sa vie amoureuse, un rendez-vous à la préfecture – elle nous plonge dans le magma des mémoires empêchées et des blessures transgénérationnelles. Les non-dits deviennent assourdissants, les stigmates de la peur prennent le dessus sur la réalité, mère et fille s’embourbent dans une relation en cul-de-sac, quelque part entre l’amour et le rejet, la compassion et l’exaspération.
Bref mais puissant, Ce que tomber veut dire est un roman autofictif et cotonneux où même les mots pour se dire semblent pris de schizophrénie. Très habilement, Ana Negri nous rappelle à quel point la matière du langage, en période de crise politique ou personnelle, est à la fois fragile et dangereuse. ■