Le Temps

La voie du conte pour approcher l’indicible

Comment parler de cette tache noire qu’est l’infanticid­e? La romancière Laura Alcoba éclaire des faits réels à la lumière des mythes

- Isabelle Rüf

Dans les contes, les enfants morts ressuscite­nt, retrouvent le chemin de la maison. Leur voix déchire le voile de silence qui l’étouffait. Vers la fin de

Par la forêt, une loge de bûcheron en ruine et un étang au fond d’un bois attirent une enfant comme si, du fond de l’eau, une vérité dérobée cherchait à se faire entendre. Il ne s’agit pas ici d’une légende, mais d’un fait divers. Un matin de décembre, en 1984, une femme noie ses deux petits garçons dans la loge de concierge qu’elle habite avec son mari et leurs trois enfants.

Laura Alcoba connaît la famille, des réfugiés argentins qui ont hébergé son père à son arrivée en France. Elle-même avait 10 ans quand sa mère s’est installée avec elle en banlieue parisienne. L’exil, la séparation, l’adaptation à une nouvelle vie, à une nouvelle langue, ce sont les thèmes qui traversent tous ses romans depuis Manège en 2007. Mais ici, l’auteure s’éloigne de sa propre histoire et touche à quelque chose d’indicible qui cherche à être raconté depuis presque quarante ans. Que s’est-il passé ce jour-là? Pour la petite fille de 6 ans, Flavia, la survivante, Laura Alcoba a voulu essayer de comprendre.

Avocate pugnace

Par la forêt prend la forme d’une enquête auprès des protagonis­tes tout en déguisant assez les faits pour les mettre sous l’abri de la fiction. Ce jour-là et les précédents, Griselda allait mal. Elle passait des heures à se maquiller, comme pour recouvrir son visage d’un masque bariolé. Quand elle est venue chercher Claudio, son mari, alors qu’il repeignait une classe de l’école, pour lui demander de l’aide, en plein désarroi, il l’a envoyée bouler sèchement. Plus tard, inquiet, il est retourné à la loge et les a trouvés. C’est ce qu’il a toujours dit à la police, aux juges, à l’avocate: qu’il ne l’avait pas écoutée. Claudio est la figure muette de ce livre mais on sent que jusque dans sa grande vieillesse, il porte le poids de ce refus.

Griselda a été incarcérée puis la pugnacité d’une avocate l’a sortie de prison pour qu’elle puisse être soignée en hôpital psychiatri­que. Par la suite, ils ont vécu ensemble tous les trois: une mère aimante, dit Flavia, un couple uni. Mais jamais mère et fille n’ont pu évoquer ce qui s’était passé. De ce jour-là, la jeune femme garde des flashs: sa mère, «grande tortue», enfouie dans ses couverture­s par ce matin de grand froid, incapable de répondre à ses appels; la tête du père à la fenêtre de l’école; la maîtresse qui la retient après la classe et lui fait faire des calculs pour tromper l’attente; la voiture de police.

Dégoulinan­te de maquillage

Griselda veut surtout parler de l’avant: son enfance dans la pampa, les abus répétés, une mère peu aimante, des tentatives de suicide, son désir contrarié de devenir artiste. Et sa passion pour Claudio. Il est marié à une Française, connue dans les maquis cubains. Ils ont deux enfants. Sous la dictature, la mère rentre avec eux à Paris. Griselda vend tout ce qu’elle possède pour permettre à Claudio de fuir à son tour et elle le suit dans un voyage très risqué. En France, elle vit dans un foyer pour réfugiés et lui, dans la famille aisée de sa femme, alterne les visites. Il faudra un ultimatum pour qu’il choisisse.

Viennent des années qu’elle dit heureuses: les trois enfants, la loge minuscule que Claudio aménage, le petit jardin, les rosiers. La scène elle-même, elle s’en souvient comme filmée du haut des «radeaux» que Claudio avait agencés en mezzanines pour eux et les enfants. Puis, elle se voit à l’école, dégoulinan­te d’eau et de maquillage, réclamant sa fille à la maîtresse qui refuse de la lui confier. Ensuite, c’est le noir.

Grands-parents merveilleu­x

Cette institutri­ce, justement, Colette, et son mari, René, sont les personnage­s lumineux de ce conte noir. Pour Flavia, ils deviennent de merveilleu­x grands-parents. Ils l’emmènent à la mer ou dans cette forêt où Flavia veut toujours retourner au bord de l’étang, à la loge de bûcheron.

Ce qui s’est passé, ce jour-là, restera à jamais cette tache noire que les explicatio­ns psychologi­ques ne pourront pas éclairer. C’est pourquoi Laura Alcoba ne va pas chercher dans la biographie de Griselda, dans les lâchetés de Claudio, dans l’exil, le manque d’argent ou la désillusio­n politique. Elle a la finesse de faire confiance aux signes et de passer «par la forêt», grâce au conte et à un détour par le mythe de Médée, pour atteindre une forme de vérité au-delà des mots. Un récit de réconcilia­tion, écrit pour la lumineuse Flavia, aujourd’hui photograph­e dans les zones de conflit.

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Autrice Laura Alcoba
Titre Par la forêt
Editions Gallimard
Pages 206
Genre Récit Autrice Laura Alcoba Titre Par la forêt Editions Gallimard Pages 206

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