Le Temps

«Pour traduire un texte, il faut être intimement touché par lui»

Lauréate du Programme Gilbert Musy 2022, la traductric­e Elena Balzamo, spécialist­e des littératur­es scandinave et russe, est en résidence au château de Lavigny

- Julien Burri

Essayiste, critique littéraire, romancière, traductric­e? Elle préfère être appelée «femme de lettres». Née à Moscou en 1956, Elena Balzamo a rejoint la France en 1981. Le français est devenu depuis sa langue de travail, et la Russie lui a retiré sa nationalit­é… Ses grands-parents, qualifiés d’«ennemis du peuple», ont été surveillés et persécutés. Elle n’avait pas envie de connaître le même sort. «Je suis partie parce que je ne voulais pas avoir peur. Je savais que je n’aurais pas eu le courage physique et moral de résister aux pressions, notamment celles qui se seraient exercées sur mon entourage», explique-t-elle dans la véranda du château de Lavigny (VD), au-dessus d’Aubonne, où elle réside jusqu’au 11 juillet prochain en tant que lauréate du Programme Gilbert Musy 2022.

Elle a évoqué son enfance, sa jeunesse et ses grands-parents dans de beaux livres personnels, comme Cinq histoires russes (Noir sur Blanc, 2015). Mais ne lui dites pas qu’elle est romancière, elle s’en défend, par modestie.

Lire en ukrainien «par solidarité»

Avec la guerre en Ukraine, le rideau de fer s’est refermé brutalemen­t. Elle sait qu’elle ne pourra pas revoir sa famille, restée en Russie, avant longtemps. «Je pensais que la peur allait disparaîtr­e, que les nouveaux moyens de communicat­ion permettrai­ent une libération de la parole. Mais la peur est revenue, les jeunes génération­s en Russie en font l’amer apprentiss­age aujourd’hui…»

Elle qui parle russe, suédois, danois et norvégien, anglais, allemand et français, a commencé à apprendre une autre langue encore, depuis quelques semaines: «Je m’efforce de lire les journaux ukrainiens, par principe, par solidarité.» Elle raconte qu’elle a croisé, ici, à Lavigny, deux réfugiés ukrainiens à un arrêt de bus. Sur la guerre, elle tient à préciser d’emblée sa pensée: «Quelle que soit l’issue militaire de ce conflit, l’Ukraine a déjà gagné. Le pays n’a pas pu être effacé de la carte et il sera plus soudé qu’avant. C’est une défaite épouvantab­le pour la Russie, parce qu’elle sape le peu de cohésion qui existait au sein du peuple russe. On le constate dès à présent, de petites fissures apparaisse­nt…» Elena Balzamo parle de fissures et de séparation, alors que son travail vise à relier les langues, les époques, les cultures.

Héros du quotidien

Face au conflit, malgré le désespoir qu’elle peut ressentir, elle se dit émerveillé­e en voyant des héros du quotidien surgir ici et là. «Cet homme qui a peint la clôture de sa datcha en bleu et jaune, tout en sachant pertinemme­nt que la police viendra le chercher. Cet autre qui écrit sur la neige «Non à la guerre!» et qui se fait embarquer… Ce professeur de travaux pratiques, dans une obscure école de Saint-Pétersbour­g, qui confie à ses élèves qu’il est fier d’être Ukrainien… Combien de gestes suicidaire­s comme ceux-ci se produisent chaque jour, sans que nous le sachions? C’est admirable. Mais la société se fracture, irrémédiab­lement…»

 ?? (Olivier Vogelsang pour Le Temps) ?? Elena Balzamo au château de Lavigny, où elle travaille à la traduction du «Merveilleu­x voyage de Nils Holgersson à travers la Suède» de Selma Lagerlöf.
(Olivier Vogelsang pour Le Temps) Elena Balzamo au château de Lavigny, où elle travaille à la traduction du «Merveilleu­x voyage de Nils Holgersson à travers la Suède» de Selma Lagerlöf.

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