Alexandre le Grand, fondateur de l’islam
Entrez la recherche «Notre histoire est fausse» dans Google et vous verrez apparaître toute une série de dingues plus ou moins doux vous expliquer que Jésus est né en Crimée en l’an 800, que les pyramides de Khéops sont le tombeau de Gengis Khan, ou qu’Alexandre le Grand est le fondateur de l’islam. Ces thèses s’enfichent dans une théorie de l’histoire développée dès les années 1980 en Russie par le mathématicien Anatoli Fomenko.
Cette vision, que l’on nomme «nouvelle chronologie» ou «récentisme», fait florès dans les milieux complotistes: Silvano Trotta, l’homme qui veut nous faire accroire que la Lune est creuse, en est fan; les proches d’Alain Soral aussi, comme le mentionnait Tristan Mendès France dans une récente chronique sur France Culture. Elle postule que le monde est beaucoup moins ancien que ce que les historiens nous disent; par exemple, toute l’histoire de l’Antiquité ne serait qu’une fiction, écrite et inventée par les Jésuites au XVIIe siècle. Exit Jules César, bonjour d’Artagnan.
Ce coup de jeune, Fomenko en a trouvé l’inspiration chez un compatriote épatant: Nikolaï Morozov. Né en 1854, membre de plusieurs mouvements révolutionnaires (on lui doit un opuscule intitulé La Lutte terroriste), il se prit de passion pour l’histoire et l’astronomie durant son long séjour, de 1882 à 1905, dans les geôles tsaristes. En 1907, il publie La Révélation dans la tempête et le tonnerre, texte dans lequel il explique qu’une grande partie de l’histoire a été falsifiée et que, par exemple, la vision de Jean sur l’île de Patmos, ferment du récit biblique de l’Apocalypse, a eu lieu très précisément le 30 septembre 395 – à quelle heure, déjà?
La vie de Morozov ne s’arrête pas au comput. Dans les années 1910, il participe aux premiers balbutiements de l’aéronautique russe – entre autres en brevetant un système de parachute automatisé. Après la Révolution d’Octobre, il enseigne à l’Institut des sciences naturelles de Saint-Pétersbourg (alors Petrograd, ensuite Leningrad). Plus étonnant: en 1942, à 88 ans bien sonnés, il s’engage comme sniper dans l’Armée rouge. La légende dit que malgré ses lunettes en cul de bouteille (et parce qu’il savait comment ajuster une balle en fonction de l’humidité et du vent ambiants), il parvint à abattre un officier allemand durant le siège de sa ville. Il meurt en 1946.
Les hellénistes qui m’auront lu jusqu’ici se diront que «Morozov» n’est pas sans leur rappeler le personnage du morosophoï, qui ponctue la pensée occidentale depuis Lucien de Samosate. Composé de μωρός («fou») et de σοφός («sage»), le terme décrivait, par exemple chez Erasme, la vaine prétention du penseur qui chercherait à faire comprendre le monde dans son absolu. Aujourd’hui, on parlera plus simplement de savants fous.
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