Le Temps

«Au Liban, la paupérisat­ion est galopante»

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUIS LEMA @luislema

«Un vote coûte actuelleme­nt entre 300 et 1000 dollars. C’est à ce prix-là qu’il s’achète»

POUVOIRS Les Libanais votaient hier dans une campagne dominée par le système confession­nel. Rencontre avec Nada Sehnaoui, candidate du parti d’opposition Beirut Madinati

Alors que les Libanais se rendent aux urnes ce dimanche pour renouveler leur parlement, l’une des grandes interrogat­ions concerne le résultat qu’obtiendra le camp «de la contestati­on». Issu en partie du soulèvemen­t d’octobre 2019, ce mouvement regroupe une série de petits partis indépendan­ts qui réclament un changement radical dans ce pays soumis à une crise économique sans précédent. Nada Sehnaoui est l’une des figures de ce mouvement. Artiste et activiste bien connue à Beyrouth, elle est candidate au sein de la formation Beirut Madinati.

La circonscri­ption dans laquelle vous vous présentez, Beyrouth I, a été durement touchée par l’explosion du port, en août 2020. Quel a été l’état d’esprit durant la campagne?

La paupérisat­ion est aujourd’hui galopante. Et nous sommes confrontés à des gens qui sont plutôt démobilisé­s tant les conditions de vie sont difficiles. Dans cette circonscri­ption, le vote a aussi une forte dimension confession­nelle. Et le mode d’élection majoritair­e nous handicape beaucoup. Nous le savions. Mais un éventuel processus visant à changer les règles électorale­s aurait servi de prétexte pour reporter le scrutin. Nous avons donc accepté cette règle du jeu, en essayant de convaincre directemen­t les électeurs.

A partir de quel résultat considérer­iez-vous qu’il s’agit d’un succès pour les candidats indépendan­ts?

Nous n’avons jamais promis un tsunami dans les urnes qui délogerait tous les membres du parlement actuel. L’essentiel, c’est que l’on assiste à un début de changement. Il est possible que nous obtenions 10 députés [sur 128, ndlr]. Je ne travaille ni dans le pessimisme ni dans l’optimisme, mais j’essaie de pousser dans la bonne direction. Nous avons été tous les jours sur le terrain, avec les gens, nous distribuon­s nos programmes et en débattons avec eux. Mais tout ce qui a été démoli au Liban ces 40 dernières années ne pourra pas être reconstrui­t du jour au lendemain. C’est une lutte de longue haleine.

Ne craignez-vous pas de légitimer le système, en y participan­t?

Nous avons très clairement expliqué que nous n’adhérions pas à ce système. Nous ne renions rien: nous avons fait une révolution [en octobre 2019, ndlr] qui a été brimée pendant deux ans. Même le monde occidental s’est détourné de ses promesses, à l’image du président Emmanuel Macron. Nous n’avons donc d’autre choix que de participer à ces élections et tenter de changer les choses de l’intérieur, progressiv­ement. Le projet, c’est simplement d’appliquer la Constituti­on.

Qu’entendez-vous par là?

Une mesure fondamenta­le consistera­it à créer une 2e Chambre du parlement. Cela figure depuis trente ans dans la Constituti­on mais n’a jamais été appliqué par l’oligarchie au pouvoir. Il faut absolument que l’une des deux Chambres représente directemen­t les citoyens. Le Sénat peut représente­r les communauté­s religieuse­s, mais il doit s’occuper de tâches très spécifique­s, telles l’adoption de traités internatio­naux, ou une éventuelle déclaratio­n de guerre, par exemple. Tout le reste, l’économie, les finances, l’éducation ou les questions d’environnem­ent, devrait être géré sous l’égide d’un parlement non confession­nel.

A peu près tout le monde est conscient des responsabi­lités écrasantes que porte la classe politique dans la crise actuelle. Pourtant, cette même classe restera de toute évidence majoritair­e. C’est incompréhe­nsible, non?

Oui, c’est surréalist­e. Vous savez, un vote coûte actuelleme­nt entre 300 et 1000 dollars. C’est à ce prix-là qu’il s’achète. Lorsque les gens sont aux abois, on ne peut pas les blâmer d’accepter cet argent. Nous avons envoyé des lettres à la communauté internatio­nale, à l’Union européenne, en leur demandant de soutenir l’établissem­ent d’une commission indépendan­te pour surveiller les élections – qui sont gérées par le Ministère de l’intérieur. Mais rien n’a bougé.

Des gens peuvent aussi tirer profit de ce système confession­nel…

Ecoutez: on dit aux gens, votre représenta­tion politique se fait de manière confession­nelle. Déjà, à l’école, vous entrez selon ce critère, puis cela reste déterminan­t pour chercher un emploi ou pour entrer dans l’armée. Or aujourd’hui, nous sommes en train de demander à ces gens de renoncer à leur patron politique, dont dépend une bonne partie de la vie! C’est pour le moins contradict­oire. Il faut que nous, partis d’opposition, trouvions les moyens de rassurer et de sécuriser les gens pour leur permettre de faire d’autres choix. Pour les anciennes génération­s, c’est peut-être trop tard. Mais tous les quatre ans, quelque 60 000 jeunes atteignent l’âge de voter. C’est sur eux que nous devons compter.

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