L’Europe n’est pas un édifice unique
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’une des questions qui dominent le débat politique consiste à savoir si ce pays doit adhérer ou non à l’Union européenne (UE). Une fois n’est pas coutume, nous sommes d’accord avec Emmanuel Macron lorsqu’il affirme que cette adhésion prendra plusieurs décennies, et qu’il faut donc tracer d’autres perspectives. D’où l’idée d’une «Communauté politique européenne», permettant de rassembler les pays qui aspirent à entrer dans l’UE, mais qui ne remplissent pas (encore) les critères de l’adhésion. Non seulement l’Ukraine, mais aussi la Moldavie, la Géorgie et les Balkans occidentaux.
Cette proposition nous paraît cependant trop limitée à des considérations géostratégiques et ne tient pas compte des pays d’Europe occidentale qui ne sont pas membres de l’UE. Autant dire que ce débat est extrêmement complexe.
Jusqu’ici, les différents élargissements de l’UE se sont faits de manière trop rapide et n’ont pas permis de parvenir à un rééquilibrage des conditions de vie entre l’Europe occidentale et les anciens pays de l’Est. C’est si vrai qu’aujourd’hui le niveau des salaires entre l’Allemagne et les pays d’Europe orientale varie de 1 à 10. Malgré plusieurs directives de l’UE, notamment sur le travail détaché, cela ne peut que favoriser le dumping social, ainsi que les délocalisations d’entreprises. Et plus l’Union s’élargira à l’Est, plus ces phénomènes s’amplifieront. Certes, le 6 décembre 2021, les 27 pays membres de l’UE ont adopté une position commune sur de nouvelles règles visant à rehausser les bas salaires et, par conséquent, à combattre aussi bien le dumping social que le phénomène des travailleurs pauvres. Reste toutefois à savoir si cette résolution aura des effets concrets.
L’élargissement de l’UE s’est fait au détriment de son approfondissement politique. Malgré des progrès, le Parlement européen reste une chambre d’enregistrement et aucun organe de l’UE ne joue le rôle d’un véritable exécutif. Quant aux droits populaires, ils n’en sont pas encore à un stade très avancé. Une adhésion de l’Ukraine ne saurait se réaliser en période de guerre, à quoi s’ajoute le fait qu’un tel processus est très lent, notamment pour permettre le respect de certaines exigences: droits démocratiques, indépendance de la justice, lutte contre la corruption.
D’autres pays européens frappent à la porte: Serbie, Albanie, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Bosnie-Herzégovine. Quelques pays d’Europe occidentale sont aussi des candidats potentiels: Islande, Norvège, Suisse. Alors que l’UE a déjà de la peine à fonctionner avec 27 Etats, combien de nouveaux pays pourra-t-elle encore accueillir sans se diluer? Il faut aussi se demander si l’UE a pour vocation de s’étendre à l’infini ou si elle n’a pas des limites historiques, géographiques et culturelles. Le général de Gaulle parlait d’une «Europe de l’Atlantique à l’Oural». Dès le moment où l’Ukraine en serait une composante, pourquoi l’Union, sous réserve – utopique – d’une démocratisation de la Russie, n’irait-elle pas jusqu’à Vladivostok?
Dès lors, peut-être faudrait-il s’inspirer de ces réflexions de Claude Cheysson, ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, qui, à l’époque, contestait les «cercles concentriques» (UE, EEE, accords spécifiques) de Jacques Delors, tout en préconisant cette stratégie: «A mon avis, ce sont plutôt des orbites, qui se coupent. Je souhaite qu’il y ait une Communauté baltique et une Communauté méditerranéenne, qui comporteraient des pays membres et non membres de la Communauté européenne. Je ne pense pas que nous devions construire un édifice unique.» (Entretien avec Vincent Philippe, Revue D’Autre Part, printemps 1992). Une double leçon doit être tirée de ces observations. Tous les pays du continent européen ne pourront pas faire partie d’un seul et même ensemble, et dans certains cas, des accords d’association seront préférables. Il faut ensuite accepter l’idée qu’il n’y a aucune contradiction entre, d’une part, la solidarité avec l’Ukraine et l’accueil de plusieurs millions de réfugiés et, d’autre part, la poursuite du combat pour une Europe démocratique et sociale. ■
Tous les pays du continent européen ne pourront pas faire partie d’un seul et même ensemble