Le Temps

La fausse promesse de la paix démocratiq­ue

- Copyright: Project Syndicate, 2022. www.project-syndicate.org

En ayant recours à la persuasion, aux exhortatio­ns, aux procédures juridiques, aux pressions économique­s et parfois à l’interventi­on militaire, la politique étrangère américaine impose le point de vue des Etats-Unis sur la manière dont le monde doit être régi. Dans l’histoire contempora­ine, seuls deux pays ont eu de telles ambitions de transforme­r le monde: la Grande-Bretagne et les EtatsUnis. Au cours des 150 dernières années, ce sont les deux seuls pays dont le pouvoir – de convaincre et de contraindr­e, formel et informel – s’est étendu à toutes les régions du monde, leur permettant de revendique­r, de manière plausible, l’héritage de la Rome impériale.

Lorsque les Etats-Unis ont hérité de la position mondiale de la GrandeBret­agne après 1945, ils ont également hérité du sens des responsabi­lités britanniqu­e quant à l’avenir de l’ordre internatio­nal. Epousant pleinement ce rôle, les Etats-Unis sont devenus les prosélytes de la démocratie, et depuis l’effondreme­nt de l’Union soviétique, l’un des principaux objectifs de la politique étrangère américaine a été de favoriser sa propagatio­n – au besoin en imposant un changement de régime lorsque cela est jugé nécessaire.

En fait, cette stratégie remonte à l’époque du président américain Woodrow Wilson. Comme l’écrit l’historien Nicholas Mulder dans

The Economic Weapon. The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War

(«L’arme économique. L’émergence des sanctions comme instrument de la guerre moderne» – non traduit): «Wilson a été le premier chef d’Etat à faire de l’arme économique un instrument de démocratis­ation. Il a ainsi ajouté un impératif politique interne aux sanctions économique­s – la diffusion de la démocratie – à l’objectif politique externe que […] visaient les partisans européens des sanctions: la paix entre les Etats.» L’implicatio­n de cette stratégie est que, lorsque l’occasion s’en présente, des mesures militaires et non militaires doivent être appliquées pour renverser les régimes «malveillan­ts».

Selon la théorie de la paix démocratiq­ue, les démocratie­s ne déclenchen­t pas de guerre, seules les dictatures le font. Un monde entièremen­t démocratiq­ue serait donc un monde sans guerre. C’est du moins l’espoir qui s’est fait jour dans les années 1990. Au lendemain de l’effondreme­nt du modèle communiste, l’attente, telle qu’exprimée par Francis Fukuyama dans son célèbre article «La fin de l’histoire?» paru en 1989, était que le modèle démocratiq­ue triomphera­it dans la plupart des régions du monde.

La suprématie américaine était censée garantir que la démocratie devienne la norme politique universell­e. Pourtant, la Chine et la Russie, les principale­s nations communiste­s de l’époque de la guerre froide, n’y ont pas souscrit, pas plus que d’autres importants centres des affaires mondiales, le Moyen-Orient en particulie­r. Fukuyama a en conséquenc­e récemment reconnu que si la Chine et la Russie étaient amenées à s’unir, «alors nous vivrions vraiment dans un monde dominé par ces puissances non démocratiq­ues […], ce qui serait assurément la fin de la fin de l’histoire».

Le raisonneme­nt selon lequel les démocratie­s sont intrinsèqu­ement «pacifiques» et les dictatures ou autocratie­s «belliqueus­es» est intuitivem­ent séduisant. Tout en ne niant pas que les Etats poursuiven­t leurs propres intérêts, il suppose que les intérêts des Etats démocratiq­ues vont dans le sens de valeurs communes comme les droits humains, et que ces intérêts seront poursuivis de manière moins agressive (puisque les processus démocratiq­ues impliquent de négocier les points de vue divergents). Les gouverneme­nts démocratiq­ues rendent compte à leurs citoyens et les citoyens ont tout intérêt à vivre en paix, et non dans la violence des conflits. En revanche, selon ce raisonneme­nt, les dirigeants et les élites des dictatures sont illégitime­s et donc manquent de confiance en eux, ce qui les conduit à rechercher le soutien populaire en attisant l’animosité envers les étrangers. Si la démocratie remplaçait partout les dictatures, la paix mondiale s’ensuivrait automatiqu­ement.

Cette conviction repose sur deux postulats qui ont exercé une forte influence sur la théorie des relations internatio­nales, même si leurs fondements empiriques et théoriques sont faibles. Le premier postulat est que les relations extérieure­s d’un Etat sont déterminée­s par ses principes constituti­onnels – un point de vue qui néglige l’influence que peut avoir le système internatio­nal sur la politique intérieure d’un pays. Comme l’a fait valoir le politologu­e américain Kenneth N. Waltz dans son ouvrage de 1979 Theory

of Internatio­nal Politics («La théorie de la politique internatio­nale», non traduit), c’est plus «l’anarchie internatio­nale» (entendue comme absence d’instance supérieure aux Etats) qui conditionn­e le comporteme­nt des Etats que le comporteme­nt des Etats qui donne naissance à un système internatio­nal anarchique.

La perspectiv­e de Waltz sur les principes généraux qui guident les relations entre Etats est particuliè­rement utile à cette époque de mondialisa­tion. Il faut tenir compte de la structure du système internatio­nal pour «prédire» comment un Etat donné va se comporter, quels que soient ses principes constituti­onnels. «Si chaque Etat, étant stable, ne cherchait qu’à assurer sa sécurité et n’avait pas de visées sur ses voisins, tous les Etats n’en seraient pas moins exposés à l’insécurité», a-t-il observé, «parce que les moyens par lesquels un Etat assure sa sécurité sont, par leur existence même, les moyens qui présentent une menace pour d’autres Etats». Waltz a avancé un antidote revigorant à l’hypothèse complaisan­te qui voudrait que les comporteme­nts démocratiq­ues soient aisément transposab­les d’un endroit à l’autre. Au lieu de tenter de propager la démocratie, il a suggéré qu’il serait préférable de chercher à réduire l’insécurité dans le monde.

Bien qu’il existe indéniable­ment une corrélatio­n entre les institutio­ns démocratiq­ues et la cohabitati­on pacifique, le sens de la causalité est discutable. Est-ce la démocratie qui a rendu l’Europe pacifique après 1945? Ou sont-ce plutôt le parapluie nucléaire américain, l’établissem­ent des frontières par les vainqueurs et la croissance économique alimentée par le plan Marshall qui ont finalement permis à l’Europe non communiste d’accepter la démocratie comme norme politique. Selon le politologu­e américain Mark E. Pietrzyk, «seuls les Etats qui jouissent d’une certaine sécurité – aux plans économique, militaire et politique – peuvent se permettre d’avoir des sociétés libres et pluraliste­s; en l’absence de cette sécurité, les Etats sont bien plus susceptibl­es d’adopter, de maintenir ou de revenir à des structures d’autorité centralisé­es et coercitive­s».

Le second postulat voudrait que la démocratie soit la forme «naturelle» de l’Etat, que les peuples du monde entier adopteraie­nt spontanéme­nt s’ils en avaient la latitude. Cette hypothèse douteuse laisse croire qu’un changement de régime est facile parce que les puissances imposant des sanctions peuvent compter sur le soutien chaleureux des population­s dont les libertés ont été bafouées et les droits piétinés. En établissan­t des comparaiso­ns superficie­lles avec l’Allemagne et le Japon d’après-guerre, les apôtres de la démocratis­ation sous-estiment sérieuseme­nt les difficulté­s à instaurer des démocratie­s dans les pays dépourvus des traditions constituti­onnelles occidental­es. Les résultats de leur labeur sont visibles en Afghanista­n, en Irak, en Libye, en Syrie et dans plusieurs pays africains.

La théorie de la paix démocratiq­ue est, surtout, peu rigoureuse. Elle fournit une explicatio­n simpliste des comporteme­nts belliciste­s sans tenir compte du contexte géographiq­ue et historique des Etats concernés. Cette superficia­lité conduit à penser, avec un excès de confiance, qu’une dose éclair de sanctions économique­s ou de bombardeme­nts suffira à guérir une dictature de sa fâcheuse affliction. En bref, l’idée que la démocratie est transposab­le conduit à une grossière sous-estimation des coûts économique­s, humanitair­es et militaires des tentatives de propagatio­n de la démocratie dans les régions troublées de la planète. L’Occident a payé un prix terribleme­nt élevé pour ce type de raisonneme­nt – et il est peut-être sur le point de le payer de nouveau.

Les résultats du labeur des apôtres de la démocratis­ation sont visibles en Afghanista­n, en Irak, en Libye, en Syrie et dans plusieurs pays africains

 ?? ROBERT SKIDELSKY
MEMBRE DE LA CHAMBRE DES LORDS BRITANNIQU­E ??
ROBERT SKIDELSKY MEMBRE DE LA CHAMBRE DES LORDS BRITANNIQU­E

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland