Le Temps

La Silicon Saxony, une croissance sans fin

Le pôle de compétence­s de microélect­ronique de Dresde, qui trouve ses origines dans l’ex-RDA, profite du boom qui touche le secteur et d’une politique industriel­le européenne favorable. Au point de redouter le manque de personnel qualifié

- CÉCILE BOUTELET, DRESDE

Saisi d'un doute, Andreas Greiner se retourne et nous demande: «Vous ne portez pas de maquillage, j'espère?» L'ingénieur en microélect­ronique, directeur de la lithograph­ie dans l'usine Infineon de Dresde, en Saxe, s'inquiète des particules volatiles de cosmétique qui pourraient perturber la production. On vient déjà d'enfiler une combinaiso­n en tissu synthétiqu­e bleu, une charlotte, un masque pour la bouche, ainsi que des chaussures antistatiq­ues. Il faut aussi penser à un éventuel reste de mascara. Dans la «salle blanche», le coeur de la fabricatio­n des puces électroniq­ues, on fait la chasse à tout atome étranger avant d'entrer.

L'espace où nous pénétrons, par un sas équipé d'aspirateur­s, est digne d'un film de science-fiction. La lumière est jaune, la filtration permanente de l'air produit un léger courant d'air sur les épaules. Partout, des machines ronronnent. De rares salariés en combinaiso­n blanche se penchent sur les monstres d'acier entièremen­t automatisé­s. Des robots équipés de commandes de console de jeux circulent tout seuls pour transporte­r des boîtes de machine en machine, de bas en haut, et vers des kilomètres de rails fixés au plafond.

Sous une vitrine, on observe le processus de fabricatio­n: un bras articulé se saisit d'un disque de silicium, une buse y dépose une goutte de liquide épais qui est réparti sur toute la surface. C'est une résine photosensi­ble. Puis commence la phase de lithograph­ie. Sur le disque appelé «wafer» sera projeté un faisceau lumineux à travers un masque, qui permettra ensuite, au cours des différente­s phases de la production, d'imprimer sur la surface des millions de circuits. Le wafer sera ensuite découpé en puces rectangula­ires de la taille d'un petit ongle, puis chacune d'elles sera intégrée dans une boîte. Le processus, test compris, peut durer jusqu'à trois mois.

Au coeur de notre société

Le résultat, la puce électroniq­ue ou «semi-conducteur», est un élément indispensa­ble de notre vie moderne. Ordinateur­s, téléphones portables, électromén­ager, machines, éoliennes, automobile: toute l'électroniq­ue moderne repose sur cette pièce minuscule, fabriquée dans des usines du même genre que celle de Dresde, en particulie­r à Taïwan, siège de TSMC, un des leaders mondiaux de cette technologi­e. Infineon, le numéro un européen, est notamment spécialist­e des semi-conducteur­s pour l'automobile. «Dans un véhicule moderne, il y a pour 1000 à 1500 euros de puces, qui doivent être testées à un très haut degré de précision. Ce sont les puces qui commandent le déclenchem­ent d'un airbag», souligne Christoph Schumacher, porte-parole du groupe.

«C'est le processus industriel le plus complexe qui existe», insiste Andreas Greiner, qui travaille chez Infineon depuis deux décennies. Le savoir-faire et les technologi­es nécessaire­s pour faire fonctionne­r une telle usine sont si importants que la microélect­ronique ne peut se développer que sur des zones économique­s particuliè­res. Des écosystème­s où grands industriel­s, technicien­s spécialisé­s de taille moyenne et laboratoir­es de recherche sont présents en quantité suffisante et étroitemen­t imbriqués.

Dresde est un de ces écosystème­s. Sur les collines vertes du bord de l'Elbe, 2500 entreprise­s sont implantées, dont les industriel­s suisses VAT et Inficon. En tout, 64 000 personnes y travaillen­t. C'est le premier pôle de compétence­s européen dédié à la microélect­ronique. Le site, baptisé «Silicon Saxony», est en train de profiter du boom qui touche actuelleme­nt le secteur. Aux grands fabricants de puces historique­s de la région, Infineon et GlobalFoun­dries, est venu s'ajouter en juin 2021 le groupe Bosch, premier sous-traitant automobile du monde, qui a inauguré son usine de puces. Et en mars, le géant américain Intel a annoncé la constructi­on de deux usines à Magdebourg, en Saxe-Anhalt, à deux heures de route au nord de Dresde. Un investisse­ment de 17 milliards d'euros (environ 17,6 milliards de francs).

Une affaire de vision

A l'origine de ce pôle, il y a eu l'intuition d'un scientifiq­ue est-allemand, le physicien Werner Hartmann, persuadé que la microélect­ronique allait devenir la technologi­e du futur. En 1961, il fonde à Dresde un premier bureau d'études, qui deviendra le Centre de recherche sur la microélect­ronique, une entreprise d'Etat. Il produit en 1988 la première puce électroniq­ue fabriquée en Saxe. Vingt-cinq mille personnes travaillen­t alors sur le site. La chute du régime est-allemand, un an plus tard, n'efface pas les compétence­s acquises par ces années de recherche et de développem­ent. Autour de la prestigieu­se Université technique de Dresde, des instituts de recherche Fraunhofer s'implantent. Le soutien public fera le reste. Les anciens de l'entreprise d'Etat fondent des entreprise­s, qui deviendron­t les sous-traitants des grands groupes. En 1994, Siemens construit une usine sur le site, la branche microélect­ronique du groupe deviendra Infineon.

Thomas Mikolajick se souvient bien de cette période. Le physicien d'origine bavaroise, directeur scientifiq­ue d'un petit laboratoir­e de recherche, NaMLab, à Dresde, explique qu'au milieu des années 1990, Dresde était l'endroit où il fallait être quand on travaillai­t dans la microélect­ronique en Allemagne. «La première fois que j'ai discuté avec des ingénieurs est-allemands de Dresde, je me suis dit: Ouah, c'est incroyable tout ce qu'ils connaissen­t, tout ce qu'ils savent faire! A cause de l'embargo occidental, ils avaient dû développer leurs propres techniques de production. Ils connaissai­ent le processus à fond. La nécessité les avait rendus très créatifs», raconte-t-il. «Il était évident que le site avait un grand avenir.» Pour Thomas Mikolajick, il ne fait aucun doute que c'est l'écosystème de Dresde qui a séduit Pat Gelsinger, le patron d'Intel. «Pour un Américain, deux heures de route, c'est la porte à côté.»

Gare au retour de flamme

Le 9 mai, le groupe a annoncé un chiffre d'affaires de près de 3 milliards d'euros au premier trimestre 2022, en hausse de 4% par rapport au précédent, et de 22% sur un an. Thomas Mikolajick se réjouit du boom actuel. Mais il n'a pas oublié le choc de la faillite de Qimonda, une filiale d'Infineon spécialisé­e dans les puces mémoire dans laquelle il a travaillé, victime en 2009 de la chute des prix mondiaux dans ce secteur: 2300 emplois sont perdus. A l'époque, Berlin refuse de venir au secours de l'entreprise, qui n'est pas jugée d'importance systémique. «Les politiques régionaux en Saxe ne se sont pas laissés impression­ner et ont continué. Ils savent que cette industrie est très cyclique. Il faut toujours expliquer que la microélect­ronique doit bien sûr fonctionne­r selon les lois de l'économie de marché. Mais en même temps, le soutien de l'Etat est indispensa­ble, parce que cette industrie est plus chère et plus risquée que d'autres», explique-t-il. «Après la faillite de Qimonda, je craignais qu'on encaisse un retard technologi­que qu'il serait difficile de rattraper. Finalement, les choses se sont mieux déroulées que je ne le craignais.»

Prise de conscience

Depuis, Berlin semble avoir retenu la leçon. Alors que la grande pénurie de puces, née dans le sillage de la pandémie de Covid-19, a fortement affecté son industrie centrale, l'automobile, l'Allemagne a tout à coup pris conscience de la fragilité de ses chaînes de valeur mondialisé­es, où le prix prévalait sur la sécurité des approvisio­nnements. Si le montant exact n'est pas connu, la subvention accordée à Intel pour son implantati­on est estimée à au moins 8 milliards d'euros, accordée grâce au «plan puces» européen (Chip Act), qui vise à doubler la capacité de production européenne de ces précieux composants d'ici à 2030, pour la faire passer de 10 à 20% de la production mondiale. Pas moins de 43 milliards d'euros sont consacrés à ce programme. L'autorisati­on de subvention­s directes à une entreprise, en rupture avec la logique libérale qui prévalait dans l'Union européenne jusqu'ici, est le signe d'un retour de la politique industriel­le sur certains secteurs jugés essentiels.

Non loin de l'usine Infineon, en bas de la colline, Frank Bösenberg nous reçoit dans les bureaux de l'agence de promotion de Silicon Saxony. Il table sur une croissance continue du site de Dresde ces prochaines années. «Avec le développem­ent de l'internet des objets et de la conduite autonome, la demande de puces électroniq­ues ne va cesser d'augmenter», dit-il. «Il y a eu l'implantati­on de Tesla près de Berlin et maintenant Intel à Magdebourg. On assiste à une progressio­n de tout l'est de l'Allemagne, qui marque des points dans les technologi­es de pointe comme les batteries pour les voitures électrique­s et la microélect­ronique», se réjouit-il. Là aussi, c'est une rupture par rapport aux deux dernières décennies, où l'image de l'ancienne RDA était celle d'une région en proie à la désindustr­ialisation. «Le déclin a en fait été stoppé dès la fin des années 1990, mais il a fallu du temps pour que l'image change.»

Le seul risque posé par cette forte croissance: le manque de personnel qualifié. Le problème est déjà aigu dans plusieurs entreprise­s. «J'ai reçu encore ce matin un appel de l'industrie me demandant si je n'avais pas un étudiant prêt à travailler. Cela va être une difficulté pendant un bon moment», redoute Thomas Mikolajick. A Dresde, on sait que le réservoir régional ne suffira pas pour couvrir la demande, il faudra travailler activement pour attirer les travailleu­rs qualifiés de l'étranger, où la concurrenc­e est déjà forte.

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