Le Temps

Une fissure dans le plafond de verre français

- PAUL ACKERMANN @paulac

On ne l’attendait plus. Trente et un ans après celle d’Edith Cresson, seule femme à avoir dirigé le gouverneme­nt français, la nomination d’Elisabeth Borne a une immense portée symbolique au-delà de l’énorme bagage qu’elle amène sur les questions sociales et écologique­s. Et Emmanuel Macron l’a compris, car la France sort de trois semaines de rumeurs qui avaient presque toutes un point commun: Audrey Azoulay, Marisol Touraine, Catherine Vautrin… les noms qui fuitaient pour le poste de cheffe du gouverneme­nt étaient pratiqueme­nt exclusivem­ent ceux de femmes. Pas un hasard. L’affaire semblait pliée, le président réélu cherchait une première ministre pour incarner le premier gouverneme­nt de son second mandat. Qu’elle soit de gauche, du centre ou de droite.

Il faut dire que les dirigeante­s sont de plus en plus présentes au pouvoir en Occident. Margaret Thatcher, Theresa May, Angela Merkel… sans parler de la Suisse, où la donne est pratiqueme­nt rentrée dans la formule magique. Mais la France reste en retard sur la parité aux plus hauts sommets de l’Etat, alors qu’elle est considérée comme progressis­te dans le monde du travail par rapport aux autres pays d’Europe. «Ce n’est pas le pays qui est machiste, c’est sa classe politique», a expliqué Edith Cresson ce week-end au Journal du Dimanche. Pour celle dont le court mandat s’était très mal passé, notamment à cause de nombreuses attaques sexistes, «nommer une femme, c’est prendre un risque». Elle se souvient des commentair­es des politicien­s et de la presse sur ses tenues vestimenta­ires, mais aussi des piques et des caricature­s sur sa compétence dont elle pense aujourd’hui encore qu’un homme n’aurait pas eu à les supporter.

Il y a moins longtemps, on se souvient des sifflets et des insultes subis par Cécile Duflot pour sa robe à fleurs à l’Assemblée nationale. Les choses avancent quand même un peu, trois seconds tours de l’élection présidenti­elle ont été égalitaire­s (une fois Ségolène Royal et deux fois Marine Le Pen), la parité au gouverneme­nt est scrutée à chaque remaniemen­t et la mise en place de quotas a fait progresser la France pour ce qui est de la représenta­tivité.

La nomination d’Elisabeth Borne montre que dans certains domaines, à certains postes, la discrimina­tion positive au plus haut niveau reste la solution, preuve en est l’absence de femmes à Matignon depuis des années malgré la multiplici­té des profils dont la compétence est indiscutab­le sur le fond des dossiers, comme dans son cas. Jusqu’à ce que le plafond de verre ne se brise aux présidenti­elles… Elisabeth Borne a semblé y croire dans son discours de prise de fonction en dédiant sa nomination à toutes les petites filles. «Allez au bout de vos rêves», a-t-elle lancé.

«Allez au bout de vos rêves»

Trois décennies après Edith Cresson, seule femme à avoir dirigé le gouverneme­nt français, l'ex-ministre du Travail nommée première ministre devra incarner la majorité qu'Emmanuel Macron veut conserver aux élections législativ­es de juin

Après trois semaines d'attente, trois conseils des ministres chacun présenté comme le dernier, la fumée blanche est enfin apparue au Palais de l'Élysée. Emmanuel Macron y consultait dans le plus grand secret depuis son élection afin de monter un gouverneme­nt dont il espère qu'il incarnera la ligne de son second mandat et de la majorité qu'il veut conserver aux élections législativ­es de juin.

Trois décennies après Edith Cresson, seule femme à avoir dirigé le gouverneme­nt français (de mai 1991 à avril 1992), ce sera donc Elisabeth Borne, jusqu'ici ministre du Travail, qui occupera l'hôtel de Matignon, résidence officielle du premier ministre français.

Elle succède à Jean Castex qui a largement fait savoir qu'il était pressé de s'éloigner un temps du monde politique et qui a remis sa lettre de démission ce lundi vers 16h au président de la République.

Le résultat de l'élection présidenti­elle et l'atmosphère négative de la campagne imposaient un ajustement de la majorité. Emmanuel Macron avait fait savoir qu'il voulait un chef de gouverneme­nt «attaché à la question sociale, à la question environnem­entale, à la question productive». Le choix était d'autant plus attendu que le chef de l'Etat a promis de changer de méthode et de prendre en compte la colère exprimée au cours de son premier mandat, notamment par les gilets jaunes.

Elisabeth Borne se présentera par ailleurs aux législativ­es dans le Calvados, elle qui ne s'était jamais présentée à une élection jusqu'ici.

Loyale, au service de l'Etat… et du président

Ingénieure polytechni­cienne, ancienne préfète, elle est une fidèle de la première heure qui n'apportera sans doute pas beaucoup de voix supplément­aires de gauche, d'où elle vient, mais qui illustre le choix de la sécurité pour un président qui semble vouloir garder seul les rênes de son camp.

On notera que, illustrati­on du fameux ascenseur social que la France regrette tant, elle a eu une enfance assez dure, marquée par la mort de son père, un ancien déporté, alors qu'elle n'avait que 11 ans. Avec une mère qui n'«avait pas vraiment de revenus», elle a été pupille de la Nation et a trouvé dans les maths «quelque chose d'assez rassurant». Lors de la passation de pouvoir avec Jean Castex à Matignon ce lundi soir, après avoir rendu hommage à Edith Cresson, Elisabeth Borne dédié sa nomination à toute les petites filles: «Allez au bout de vos rêves», a-t-elle lancé.

Profil plutôt consensuel, elle a commencé sa carrière politique du côté socialiste en dirigeant notamment le cabinet de Ségolène Royal au ministère de l'écologie. Dans son discours, Elisabeth Borne a d'ailleurs tenu à rendre hommage à l'empathie de son prédécesse­ur et aux aspects les plus sociaux de leur bilan ensemble même si ils n'étaient pas du même bord: «Merci pour les combats que nous avons menés au service des Français», a-t-elle dit avant de s'engager à partager sa «conviction que les politiques publiques doivent se bâtir dans le dialogue» et à privilégie­r comme lui le collectif. Une coloration qui peut séduire dans ce contexte de colères populaires même si Marine Le Pen et JeanLuc Mélenchon ont sauté sur l'occasion pour la qualifier de figure du «saccage social» pour la première et de la «maltraitan­ce sociale» pour le second.

Elisabeth Borne a surtout brillé par sa carrière de haut fonctionna­ire, entre autres à la tête de la RATP, les transports publics parisiens. Et aussi par son ralliement précoce à Emmanuel Macron, qui l'a recentrée. Avant d'être ministre du Travail sous Jean Castex, elle a aussi été ministre des Transports et ministre de la Transition écologique sous Edouard Philippe. Un CV idéal pour gérer les réformes des retraites et climatique­s qui promettent d'être les plus suivies des prochains mois. Loyale, au service de l'Etat et du président, elle a effectivem­ent mené les réformes difficiles de l'assurance chômage et de la SNCF au cours du premier quinquenna­t macronien. Son expérience et sa ténacité avec les syndicats dans le cadre de ces négociatio­ns et à la tête de la RATP aura certaineme­nt joué dans ce choix.

La nomination d'Elisabeth Borne confirme donc une présidenti­alisation toujours forte du régime français. Peu influente politiquem­ent jusqu'ici, plutôt technocrat­e, elle ne sera probableme­nt pas la cheffe toute puissante de la majorité en campagne, rôle qu'Emmanuel Macron a d'ores et déjà pris en menant la présentati­on des candidats de son mouvement. On attend donc plutôt une nouvelle première ministre qui se concentre sur la gestion des affaires, au service du président de la République réélu. Une mission qui n'est pas sans rappeler celle d'un certain… Jean Castex.

Profil plutôt consensuel, elle a commencé sa carrière politique du côté socialiste

 ?? (PARIS, 7 MAI 2022/LUDOVIC MARIN/AFP) ?? Avant d’être ministre du Travail, Elisabeth Borne a aussi été ministre des Transports et ministre de la Transition écologique.
(PARIS, 7 MAI 2022/LUDOVIC MARIN/AFP) Avant d’être ministre du Travail, Elisabeth Borne a aussi été ministre des Transports et ministre de la Transition écologique.

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