Dans le nord-est, les villages libérés des Russes comptent leurs morts
Dans l'oblast de Kharkiv, les villages libérés respirent et constatent les dégâts. Les démineurs commencent leur travail alors que des cadavres traînent sans sépulture. Bien que des crimes de guerre aient été commis, les habitants se refusent à rendre les Russes seuls responsables de la guerre
Un tank russe détruit a été placé en travers de la chaussée à l’entrée de Vilkhivka, à une quinzaine de kilomètres à l’est de Kharkiv. De grandes lettres blanches ont été tracées à la va-vite sur le blindage carbonisé en guise de message de bienvenue. On y lit «Azov était ici», du nom du bataillon nationaliste qui se bat aussi dans l’usine Azovstal à Marioupol, car ce sont les combattants d’Azov qui ont libéré le village.
Les habitants de Vilkhivka et de la campagne alentour ont vu les troupes russes déguerpir il y a environ trois semaines. Mais les bombardements ont continué, les contraignant à se terrer chez eux. Depuis mardi dernier, les canons russes ne tonnent plus et la route s’est enfin ouverte aux civils. Au milieu des décombres, entre les cratères, subsistent de nombreuses roquettes non explosées et fichées dans l’asphalte ou dans les jardins.
C’est l’heure du constat: à peine débarqués, les démineurs découvrent l’ampleur de la tâche à venir. Et, peu à peu, les langues se délient sur l’occupation russe. Contrairement à ce qui a eu lieu à Boutcha et à Irpin, en banlieue de Kiev, elle n’a pas été vécue, ici, comme un cauchemar. Des cadavres abandonnés et des corps exhumés pourraient cependant attester que des crimes de guerre ont été commis.
Oleksandr Schmigoul, le responsable administratif de la circonscription dont dépendent seize localités, se montre prudent sur le rôle d’Azov. «Après avoir mis en déroute les Russes, les hommes d’Azov sont ensuite partis sur une autre ligne de front. L’armée régulière n’étant pas prête alors pour sécuriser le village, ce dernier est resté dans une zone grise pendant trois semaines. Azov aime un peu trop les coups de pub, mais ce sont aussi des héros.»
Deux cadavres abandonnés pendant trois semaines
Le lycée du petit bourg qui accueille les élèves de seize villages des environs a totalement brûlé. A quelques pas de l’aile droite du bâtiment, le corps d’un soldat russe a été abandonné dans l’herbe haute. Bottes aux pieds, ventre nu et gonflé, il n’a pour seule blessure qu’un trou dans la tête. «Pourquoi les Russes ne l’ont-ils pas emmené? se demande Oleksandr Schmigoul. Peutêtre le cadavre est-il miné? Il va falloir attendre les démineurs.» Plus loin, au détour d’un chemin, un autre cadavre en habits civils gît en contrebas dans le fossé.
Des explosions tonnent, mais ce sont des tirs amis, ceux de l’artillerie ukrainienne, qui rappellent que les positions russes sont à moins de 10 kilomètres à vol d’oiseau. Profitant de l’accalmie et de la journée radieuse, les habitants se sont mis au travail dans les débris des habitations en ruine et dans les champs, malgré le risque que font peser les munitions non explosées. Des policiers recensent tous les dégâts et, à leur suite, les démineurs de la protection civile recueillent les engins non explosés pour les regrouper à l’arrière d’un pick-up: des centaines de bombes et de roquettes de tous les calibres ont ainsi été rassemblées en moins de deux heures le long de quelques ruelles. «Il y en aura pour plusieurs jours», précise un démineur en montrant une munition à fragmentation.
Les roquettes Grad ont plu comme la grêle autour de la maison de Galina, une paysanne de 69 ans. Mais sa maison a été relativement épargnée: seules les fenêtres ont volé en éclats, contrairement aux petites maisons voisines qui, pour la plupart, sont éventrées. Elle cultive oignons, carottes, pommes de terre, tomates et aubergines, des fraises aussi, mais seul l’ail est déjà mûr pour être cueilli. «Tout ce dont on prend soin pousse dans cette bonne terre noire», se félicite-t-elle.
Un de ses cerisiers a été partiellement déchiqueté par une bombe, c’est le seul dégât qui a frappé sa maisonnée, et elle a déjà comblé le trou de l’explosion. Pendant l’occupation russe, elle et son mari Vova (le diminutif de Vladimir) sont restés chez eux à cultiver leur jardin ou se sont réfugiés à la cave lors des bombardements. «Les Russes ne nous voulaient pas de mal, raconte-t-elle, il suffisait de respecter le couvre-feu et, avant de sortir dans la rue, de se munir d’un brassard blanc pour signaler que nous étions des civils.»
Comme Galina et Vova, de nombreux habitants ne rendent pas les Russes responsables de la guerre. «Il faut être deux pour se battre. Les Russes ne nous ont rien fait.» Lorsqu’on mentionne les exactions commises par les occupants, elle hausse les épaules, incrédule. «Je n’en sais rien. Et la politique ne m’intéresse pas, tout ce que je veux, c’est que la paix revienne.»
Trois corps ont été exhumés dans la localité voisine de Stepanski, un quatrième a bénéficié d’une sépulture séparée. Ils ont été tués par un tir de tank qui a visé la maison où ils se trouvaient ensemble. «Les soldats ont ensuite achevé les blessés, explique Oleksandr Schmigoul, qui a recueilli les témoignages lors de l’exhumation des corps mercredi. Les quatre travaillaient comme auxiliaires médicaux volontaires.» Les occupants russes se seraient rendus coupables d’une autre exaction au moins. «Une jeune femme de Rohan a été enlevée dans l’abri où elle avait trouvé refuge par un soldat ivre qui, sous la menace d’un couteau et après l’avoir balafrée au visage, l’a violée.»
Au gré des rues cabossées de Vilkhivka, les chenillettes des tanks ont laissé des empreintes profondes dans l’asphalte. Une longue traînée d’huile noire mène à un énorme blindé, un 2S7M Malka que les militaires désignent sous son ancien nom, Pion (pivoine en français), immobilisé au milieu de la chaussée. Huit artilleurs et soldats tentent de réparer leur machine
Des villageois n’apprécient carrément pas les positions nationalistes du groupe Azov et incluent dans leur critique le gouvernement de Kiev
«Azov aime un peu trop les coups de pub, mais ce sont aussi des héros»
OLEKSANDR SCHMIGOUL, RESPONSABLE ADMINISTRATIF, OBLAST DE KHARKIV
en panne depuis une heure. Deux sommeillent à l’ombre dans l’herbe pendant que les autres s’affairent avec des bidons d’huile et des outils sommaires.
Avant de rejoindre le front de Kharkiv, le Pion, le plus gros canon automoteur en service dans le monde et qui tire des obus massifs de 203 mm, a bombardé Boutcha et Irpin. «Les tirs sont précis, confirme avec fierté le jeune militaire, nous avons détruit quantité de positions ennemies. Chaque obus fait des dégâts considérables.» Les soldats et leur chef commencent à s’inquiéter car les Russes ont certainement des drones qui survolent la campagne et pourraient les prendre pour cibles. Il faudrait partir sans délai pour se mettre à couvert. En attendant, les soldats ont sorti leur mascotte, une bouteille de schnaps en plastique noir et en forme de tête de mort. «Elle nous porte bonheur.»
Azov ne fait pas l’unanimité à Vilkhivka. Si Oleksandr Schmigoul se montre circonspect, d’autres villageois n’apprécient carrément pas les positions nationalistes du groupe et incluent dans leur critique le gouvernement de Kiev. De nouvelles inscriptions ont d’ailleurs apparu sur le tank à l’orée du village: des insultes maladroitement peintes à la suite du mot laissé par Azov. ■