Neutralité, Europe: le Conseil fédéral doit parler
Parmi les reproches adressés ces derniers jours au Conseil fédéral l’un des plus fondés a trait au fait qu’il s’exprime trop peu, voire pas du tout sur les événements et la crise que nous traversons. Certes on ne saurait vouloir que le gouvernement commente au jour le jour l’évolution de la guerre. Mais l’opinion publique est en droit de savoir quelle orientation le Conseil fédéral compte suivre et quelles conséquences les turbulences actuelles peuvent avoir pour la population. Les risques de black-out et de pénuries notamment en matière d’approvisionnement énergétique et alimentaire ont été mentionnés, mais il devrait faire l’objet d’un examen constant. Dans le domaine de la politique étrangère, le besoin de mise à jour se fait sentir tout particulièrement.
Le rapport sur la vision de la Suisse en 2028 indiquait clairement que la gestion pragmatique, au jour le jour, ne suffisait plus: l’évolution de l’environnement politique, l’analyse des changements en cours et la détermination des défis et des opportunités doivent conduire à un réajustement de la politique étrangère et de ses concepts. Le débat s’est noué sur la définition de la politique de neutralité, sur le point de savoir si elle permettait la livraison d’armes et de munitions à un belligérant, sur le maintien même de la neutralité.
A l’heure où la Finlande et la Suède décident de rejoindre l’OTAN, que signifie ce statut hérité des guerres du XIXe siècle et qui a fait ses preuves de manière plus ou moins convaincante au cours des guerres du
XXe siècle? On imagine mal un Petitpierre ou un Graber attendant de disposer d’un rapport de l’administration pour prendre position au moment opportun dans un débat aussi crucial pour la sécurité du pays. La guerre en Ukraine peut encore nous réserver des surprises: ce n’est pas une raison pour se taire. La guerre d’usure peut devenir l’un de ces «conflits gelés» dont le Kremlin paraît friand – impasse prolongée et que la diplomatie ne parvient pas à résoudre.
Où en serons-nous dans six mois, soit au début de l’hiver? Enhardis par la débâcle de l’armée russe devant Kiev et maintenant au Donbass, les responsables américains en viennent à souhaiter un échec de la Russie, au point qu’elle n’aura plus la capacité de recommencer à s’en prendre à ses voisins. Dans l’intervalle cependant, la vie économique de l’Ukraine, privée de ses ports, ne cesse de se dégrader. Si le blocage se perpétuait, sans percée définitive, jusqu’au 21 janvier 2025 – jour de l’assermentation du prochain président des Etats-Unis… Le retour de Trump, ou de l’un de ses proches, aurait de graves conséquences sur la guerre, le soutien à l’Ukraine, l’engagement des Européens.
Le Conseil fédéral n’a pas à se livrer à de telles spéculations en public, et il est prématuré de fixer dès à présent les paramètres d’un retour à la paix. Mais la Suisse s’étant rapprochée de la communauté de valeurs des pays d’Europe de l’Ouest, quels sont les effets de ce changement de cap? Que représentent encore des institutions internationales qui ont failli si ouvertement – le droit international, l’ONU, l’OSCE, et par quoi les remplacer pour éviter d’être livrés au pur rapport de force? La volonté de cultiver des rapports privilégiés avec toutes les grandes puissances, y compris la Chine et la Russie, telle que la décrivait le rapport «Vision 2028», est-elle encore actuelle? Et bien sûr, notre alignement sur l’Europe n’entraîne-t-il pas la nécessité d’en finir avec la crise dans nos relations avec l’UE?
Un an après l’interruption brutale et non provoquée des négociations sur l’accord institutionnel, le Conseil fédéral n’a pas grandchose à montrer pour fruit de ses efforts. Les conséquences économiques de l’érosion des accords sectoriels bilatéraux sont pires que prévu. Le Conseil fédéral ne se penchera que dans le courant de l’été sur le dossier, qui réclame pourtant son urgente attention. Le maintien d’un dialogue de façade et sans avancées comporte le risque d’une rupture dommageable. ■