Les «fausses nouvelles» étouffent le droit humanitaire et sapent l’ordre international
Depuis l’interdiction de l’usage de la force entre les Etats par la Charte des Nations unies, le droit international humanitaire applicable lors des conflits armés internationaux est devenu une sorte de droit subsidiaire, une bouée de sauvetage quand le droit international réglant l’usage de la force a été violé. Il est fondé sur l’idée que l’on peut et doit préserver un «espace humanitaire» même au coeur des conflits armés, qu’il y a des valeurs, tels le respect de l’intégrité et de la dignité humaines de toute personne en son pouvoir ou l’impartialité des soins prodigués ou des secours envoyés aux victimes civiles, qui sont intangibles même pour celui qui défend la meilleure des causes.
Un Etat qui viole le droit international général va-t-il pour autant respecter le droit humanitaire? Il a quelques bonnes raisons de le faire: la première est que ce droit met les belligérants sur un même pied, indépendamment des responsabilités sur l’origine du conflit, et fixe des droits et obligations qui s’appliquent à tous. La deuxième est que, pour une bonne part, ce droit est utile aux deux belligérants, comme le fait de bien traiter les blessés ou les prisonniers de guerre. La troisième, important argument pour les militaires, est qu’une troupe qui ne respecte rien, qui viole, qui pille, n’est pas disciplinée, doute de la justesse de son combat et perd sa motivation. Enfin la manière dont il conduit les hostilités est importante pour l’image d’un Etat et peut faciliter les négociations de paix.
Cela ne convainc pourtant pas tout le monde. Ceux qui s’appuient sur une interprétation fumeuse de textes religieux pour rejeter toute autre règle, en premier lieu. Mais ce ne sont pas les seuls. On constate aussi que quand le droit humanitaire impose des restrictions d’armes ou de méthodes qu’un belligérant estime importantes pour le gain de la guerre, son respect devient plus aléatoire. C’est le cas dans les guerres «asymétriques» où la partie faible a parfois utilisé des actes que l’on peut qualifier de terroristes pour tenter de déstabiliser son puissant adversaire. En Ukraine, c’est pourtant celui qui dispose des plus grands moyens qui, à croire les terribles images et témoignages que l’on reçoit de ce conflit, commet des violations massives du droit humanitaire (sans bien sûr exclure non plus toute violation de la part des Ukrainiens). On a l’impression qu’il a une véritable stratégie de semer la terreur dans la population, au mépris de normes élémentaires du droit humanitaire. Or à cela s’ajoute le fait que les actes commis ne sont pas assumés.
Dire la vérité n’est pas une obligation en droit humanitaire, qui distingue les ruses de guerre – on peut faire croire à son adversaire que l’on va procéder à une attaque et l’entreprendre ailleurs, par exemple – de la perfidie, soit de feindre un statut protégé, comme d’être blessé, pour commettre un acte de guerre. Il ne s’agit pourtant plus seulement de cela aujourd’hui. L’utilisation systématique de fausses informations, la négation d’actes pourtant très clairement prouvés, l’attribution à son adversaire de violations que l’on a soi-même commises sèment la confusion et politisent «l’espace humanitaire»: dire qu’il y a des bâtiments civils qui ont été bombardés, que des viols ont été commis, que l’on affame la population civile, que des évacuations sont empêchées est considéré comme une prise de position politique par ceux qui nient l’évidence. Le problème crucial n’est plus l’analyse juridique – personne ne peut nier que de tels actes constituent des crimes de guerre – mais l’établissement des faits.
Les législateurs des Protocoles additionnels de 1977 l’avaient déjà compris en créant une «Commission internationale d’établissement des faits» en vue de clarifier les allégations de violations pour faire cesser celles-ci. Les belligérants peuvent y recourir et l’Ukraine pourrait – devrait – le faire aujourd’hui, même si la Fédération de Russie refuserait probablement une telle enquête. Car seuls les Etats qui ont fait une déclaration expresse sont obligés d’accepter une enquête – concession imposée lors de l’adoption des Protocoles –, raison pour laquelle cette commission n’a pas pu rendre les services espérés. Le conflit ukrainien aurait pourtant été une occasion unique de la relancer, car l’URSS (à l’époque), comme l’Ukraine, avait fait la déclaration reconnaissant cette compétence obligatoire… déclaration retirée par la Fédération de Russie en 2019: faut-il s’en étonner?
Tout cela est grave, il faut en être pleinement conscient. La manipulation constante de la vérité par rapport à de graves et massives violations du droit humanitaire, en Ukraine, mais aussi en Syrie, au Yémen et ailleurs, pollue «l’espace humanitaire» et le restreint comme une peau de chagrin, étouffent le droit humanitaire et rendent de plus en plus ardue toute action humanitaire indépendante, comme on le constate. Au-delà de cela, c’est aussi tout l’ordre international qui est remis en question par cette marque de mépris pour des principes sur lesquels il est fondé, tels le respect de l’intégrité et de la dignité humaine, la protection des plus faibles, une certaine solidarité et la bonne foi. ■