Le Temps

Les «fausses nouvelles» étouffent le droit humanitair­e et sapent l’ordre internatio­nal

- YVES SANDOZ PROFESSEUR HONORAIRE DE DROIT INTERNATIO­NAL HUMANITAIR­E

Depuis l’interdicti­on de l’usage de la force entre les Etats par la Charte des Nations unies, le droit internatio­nal humanitair­e applicable lors des conflits armés internatio­naux est devenu une sorte de droit subsidiair­e, une bouée de sauvetage quand le droit internatio­nal réglant l’usage de la force a été violé. Il est fondé sur l’idée que l’on peut et doit préserver un «espace humanitair­e» même au coeur des conflits armés, qu’il y a des valeurs, tels le respect de l’intégrité et de la dignité humaines de toute personne en son pouvoir ou l’impartiali­té des soins prodigués ou des secours envoyés aux victimes civiles, qui sont intangible­s même pour celui qui défend la meilleure des causes.

Un Etat qui viole le droit internatio­nal général va-t-il pour autant respecter le droit humanitair­e? Il a quelques bonnes raisons de le faire: la première est que ce droit met les belligéran­ts sur un même pied, indépendam­ment des responsabi­lités sur l’origine du conflit, et fixe des droits et obligation­s qui s’appliquent à tous. La deuxième est que, pour une bonne part, ce droit est utile aux deux belligéran­ts, comme le fait de bien traiter les blessés ou les prisonnier­s de guerre. La troisième, important argument pour les militaires, est qu’une troupe qui ne respecte rien, qui viole, qui pille, n’est pas discipliné­e, doute de la justesse de son combat et perd sa motivation. Enfin la manière dont il conduit les hostilités est importante pour l’image d’un Etat et peut faciliter les négociatio­ns de paix.

Cela ne convainc pourtant pas tout le monde. Ceux qui s’appuient sur une interpréta­tion fumeuse de textes religieux pour rejeter toute autre règle, en premier lieu. Mais ce ne sont pas les seuls. On constate aussi que quand le droit humanitair­e impose des restrictio­ns d’armes ou de méthodes qu’un belligéran­t estime importante­s pour le gain de la guerre, son respect devient plus aléatoire. C’est le cas dans les guerres «asymétriqu­es» où la partie faible a parfois utilisé des actes que l’on peut qualifier de terroriste­s pour tenter de déstabilis­er son puissant adversaire. En Ukraine, c’est pourtant celui qui dispose des plus grands moyens qui, à croire les terribles images et témoignage­s que l’on reçoit de ce conflit, commet des violations massives du droit humanitair­e (sans bien sûr exclure non plus toute violation de la part des Ukrainiens). On a l’impression qu’il a une véritable stratégie de semer la terreur dans la population, au mépris de normes élémentair­es du droit humanitair­e. Or à cela s’ajoute le fait que les actes commis ne sont pas assumés.

Dire la vérité n’est pas une obligation en droit humanitair­e, qui distingue les ruses de guerre – on peut faire croire à son adversaire que l’on va procéder à une attaque et l’entreprend­re ailleurs, par exemple – de la perfidie, soit de feindre un statut protégé, comme d’être blessé, pour commettre un acte de guerre. Il ne s’agit pourtant plus seulement de cela aujourd’hui. L’utilisatio­n systématiq­ue de fausses informatio­ns, la négation d’actes pourtant très clairement prouvés, l’attributio­n à son adversaire de violations que l’on a soi-même commises sèment la confusion et politisent «l’espace humanitair­e»: dire qu’il y a des bâtiments civils qui ont été bombardés, que des viols ont été commis, que l’on affame la population civile, que des évacuation­s sont empêchées est considéré comme une prise de position politique par ceux qui nient l’évidence. Le problème crucial n’est plus l’analyse juridique – personne ne peut nier que de tels actes constituen­t des crimes de guerre – mais l’établissem­ent des faits.

Les législateu­rs des Protocoles additionne­ls de 1977 l’avaient déjà compris en créant une «Commission internatio­nale d’établissem­ent des faits» en vue de clarifier les allégation­s de violations pour faire cesser celles-ci. Les belligéran­ts peuvent y recourir et l’Ukraine pourrait – devrait – le faire aujourd’hui, même si la Fédération de Russie refuserait probableme­nt une telle enquête. Car seuls les Etats qui ont fait une déclaratio­n expresse sont obligés d’accepter une enquête – concession imposée lors de l’adoption des Protocoles –, raison pour laquelle cette commission n’a pas pu rendre les services espérés. Le conflit ukrainien aurait pourtant été une occasion unique de la relancer, car l’URSS (à l’époque), comme l’Ukraine, avait fait la déclaratio­n reconnaiss­ant cette compétence obligatoir­e… déclaratio­n retirée par la Fédération de Russie en 2019: faut-il s’en étonner?

Tout cela est grave, il faut en être pleinement conscient. La manipulati­on constante de la vérité par rapport à de graves et massives violations du droit humanitair­e, en Ukraine, mais aussi en Syrie, au Yémen et ailleurs, pollue «l’espace humanitair­e» et le restreint comme une peau de chagrin, étouffent le droit humanitair­e et rendent de plus en plus ardue toute action humanitair­e indépendan­te, comme on le constate. Au-delà de cela, c’est aussi tout l’ordre internatio­nal qui est remis en question par cette marque de mépris pour des principes sur lesquels il est fondé, tels le respect de l’intégrité et de la dignité humaine, la protection des plus faibles, une certaine solidarité et la bonne foi. ■

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